Depuis des années, Frédéric Tellier a su manier son rôle d’homme multi-casquettes avec une aisance qui ne peut que forcer à l’admiration : réalisateur de courts-métrages, de téléfilms et de séries, réalisateur de seconde équipe, conseiller technique, directeur artistique, producteur, etc… Ces nombreuses fonctions dont Tellier s’est entiché dénotent d’une volonté d’apporter sa pierre à l’édifice du cinéma remarquable, et qui le mènera bien évidemment à l’élaboration de son premier long-métrage : L’affaire SK1. Film policier retraçant la traque du tueur Guy Georges à Paris, le film connaîtra un certain succès critique au point d’être nominé aux Césars 2016 dans la catégorie « meilleur premier film ». Son second long-métrage, Sauver ou Périr, engendrera des critiques plus timides mais parviendra à dépasser le million d’entrées au box-office français. C’est donc en cette année 2022, qui s’annonce d’ores et déjà délicieuse (comme les précédentes), que Tellier nous revient avec son troisième long-métrage, traitant cette fois-ci d’une enquête sur la dangerosité des pesticides : Goliath.


Alors que notre pays est en proie à diverses fractures sociales sans précédent, et que l’approche des élections présidentielles a tendance à exacerber ces tensions, Tellier nous propose ici, comme pour participer au brouhaha environnant, de plonger dans les méandres d’une enquête tortueuse opposant les agriculteurs alarmés par les dangers qu’entraîne l’utilisation de pesticides, et la richissime compagnie agrochimique Phytosanis qui se charge de faire comprendre à chacun que ces produits sont absolument sans danger. Après un Enquête sur un Scandale d’Etat déjà peu tendre envers le pouvoir mis en place dans un secteur où tout n’est que tromperie et corruption (et dont la sortie remonte à moins d’un mois), Goliath se permet ici d’organiser son récit autour de trois points de vue différents, afin d’en saisir pleinement la gravité et la complexité. Ainsi, le spectateur suivra les hauts et les bas de Gilles Lellouche, un avocat près à tout pour faire entendre la vérité ; il assistera aux formulations toutes faites et aux pirouettes verbales du lobbyiste travaillant pour Phytosanis Pierre Niney ; et il s’émouvra du sort d’Emmanuelle Bercot, activiste engagée auprès d’un collectif anti-pesticide.


A mi-chemin entre le thriller politique et le drame social, Goliath surprend avant tout par sa composition narrative d’apparence casse-gueule, mais relativement maîtrisée. L’idée de faire des trois personnages principaux des individus provenant de milieux, de classes et de professions différents aurait pu faire plonger le long-métrage dans une forme de narration déstabilisante pour le spectateur. Mais, en s’affranchissant des codes narratifs usuels, Goliath parvient à jouer sur plusieurs tableaux : il y a de l’intime dans les scènes entre Emmanuelle Bercot et son fiancé, de la manipulation brute dans celles avec Pierre Niney, ou encore des éléments propres au genre du film de procès (ou encore du film policier) dans celles avec Gilles Lellouche. Par cette multiplicité de points de vue, le film adopte une vision verticale de l’affaire qu’il adapte, s’attardant aussi bien sur ceux qui prennent les décisions responsables de nombreux malheurs que sur ceux qui les reçoivent.


Et si Gilles Lellouche et Emmanuelle Bercot s’avèrent parfaitement à l’aise dans leur rôle (lui dans une forme de colère et d’indignation contrôlée, elle dans sa lutte constante pour braver l’océan de désespoir qui s’apprête à l’engloutir), c’est bien la performance de Pierre Niney qui se révèlera être la plus convaincante. Avec ses airs de self-made man bien sous tous rapports, son personnage dissimule une forme d’inaffection pour tous ceux et celles qui entourent sa vie, une vie dans laquelle la négociation d’un contrat est tout autant méticuleusement préparée que lorsqu’il s’agit d’acheter l’amour de sa propre fille (à laquelle il offre des places pour le concert d’Ariana Grande, grande scène de transaction). Dès lors, ces paternes de phrases, ces enchaînements de mots rassurants, voire assommants, seront arrachés à leur sens sémantique et ramenés à leur valeur marchande : le langage ne sera alors utilisé que comme un outil commercial. Le personnage de Pierre Niney ira jusqu’à mentionner ses propres enfants pour défendre la non-dangerosité de ces pesticides, et ses discours éloquents iront tellement loin dans l’obscénité que l’on en viendra à se poser cette question terrifiante : croit-il véritablement en ce qu’il dit et ce qu’il défend ?


C’est en ce point que réside ce que Goliath peut nous proposer de plus intéressant. Malheureusement, et même si j’aimerais que tout le long-métrage soit du même acabit, force est de constater que cette subtilité est loin de parcourir l’entièreté du récit. Précédemment, il était fait mention de la volonté du film de se placer à mi-chemin entre le thriller et le drame ; mais cet aspect dramatique de l’histoire aura beaucoup plus de mal à convaincre. A ce titre, et bien que sa prestation soit remarquable, le personnage d’Emmanuelle Bercot (sobrement appelée France) est une espèce de renvoi permanent à ce que l’utilisation de pesticides peut entraîner comme dégâts physiques et psychologiques, comme si Tellier ne voulait pas lâcher des yeux cet aspect humain derrière l’affaire. Si l’intention est louable, et fonctionne même à certains instants, quelques séquences auront tout de même la maladresse de surligner grossièrement le drame humain qui se joue.


Le cinéaste s’attardera donc sur quelques moments de vie rythmant le quotidien de France et de son fiancé, comme cette petite baignade au clair de lune entre amoureux, ou encore cette fête d’anniversaire donnée à l’égard de la fille du couple. De petites scènes usant de gros sabots qui ne seraient pas problématiques si celles-ci n’étaient pas entourées de scènes plus graves, complexes, dans lesquelles interviennent les personnages de Lellouche et de Niney. Cela provoque, au sein du récit, un rythme étrange, où l’intensité sera sans cesse minimisée par une forte propension à verser dans le larmoyant. Cet aspect du film atteindra son paroxysme lors de la scène, résolument ratée, de la marche funèbre donnée en faveur d’une victime des pesticides : là où le film aurait gagné à jouer la carte de l’absolu silence, la musique de Christophe La Pinta envahira la scène, pour bien faire comprendre au spectateur que c’est précisément à ce moment-là qu’il est censé verser sa petite larmichette. Un effet de mise en scène dont on se serait bien passé.


Une mise en scène qui, somme toute, ne s’avère pas particulièrement inspirée : ne sachant pas précisément quoi filmer, Tellier décide d’embrasser chacune de ses scènes avec la même véhémence, en utilisant une caméra à l’épaule qui se voudrait plus proche du réel. Mais si ce type de réalisation fonctionne la plupart du temps dans les scènes de dialogues, d’autres scènes, qui mériteraient un traitement différent de la mise en images, usant du même procédé n’ont pas l’impact qu’elles devraient avoir. Par exemple, le film aborde (très) brièvement la question de la violence policière à travers une séquence présentant le personnage d’Emmanuelle Bercot prenant part à des manifestations ; or, cette scène de violence du pouvoir envers un peuple ne dure que quelques secondes et la réalisation ne parvient pas à nous faire ressentir l’ampleur de ce qui nous est raconté. A terme, on se rendra peu à peu compte que Goliath est parsemé de passages comme celui-ci : des scènes qui, sur le papier, peuvent sembler intéressantes, mais qui finissent par alourdir la narration en définitive.


Ce nouveau long-métrage de Frédéric Tellier prendra alors la forme d’un véritable grand huit émotionnel (pas nécessairement dans le bon sens du terme), et le rythme quelque peu laborieux de l’intrigue général n’arrangera rien à cette impression. Reste que, bien que trop éparpillé, Goliath laisse entrevoir des thématiques et des personnages passionnants, toujours interprétés avec brio. Usant parfois de facilités scénaristiques ou de caractérisation grossières, il parvient néanmoins à divertir (voire à édifier) pendant plus de deux heures sur un sujet sociétal absolument passionnant.

SwannDemerville
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le 14 mars 2022

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Swann

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