Le premier plan du film se concentre sur les cheveux d’une femme couchée sur un lit ; hors champ, s’élève la voix d’un homme. La femme lève les yeux, faisant face à la caméra. Là où la voix semble interroger la femme autant que le spectateur, se demandant ce que celle-ci peut bien avoir en tête, le geste de la femme s’adresse à l’homme comme au spectateur. Nous sommes bien chez David Fincher qui, dès l’ouverture, inclut le spectateur dans sa mise en scène. Il y a là une invitation à jouer, mais aussi l’expression d’un véritable doute chez le cinéaste. Travaillant au sein de l’industrie du cinéma, où seul compte le box-office, Fincher fait figure de patate chaude pour les financiers. Investir dans l’un de ses projets est souvent synonyme, pour ceux qui s’y attellent, de nid d’emmerdes. Certes, ses films deviennent in fine des succès en vidéo, mais peu rencontrent leur public au cinéma. Avec le temps, sachant qu’il lui était difficile, même soutenu par les stars, de mener à bien ses idées, le cinéaste a su devenir un habile négociateur, tout en se montrant intransigeant quant à sa vision. Les montages financiers permettant la naissance des films sont en fin de compte peu de choses, comparés à ce qu’implique de comprendre ce que veulent les spectateurs. Alors qu’il pense, avec Fight Club, rencontrer « l’air du temps », il connaît l’échec. Lorsqu’il croit réaliser un film austère, destiné à un public restreint, il se retrouve avec un film-phénomène (The Social Network). Quand il accepte de se lancer dans une franchise commerciale, le résultat, loin d’être honteux (Millenium), ne pousse pas les responsables de Sony à poursuivre l’expérience. Toute la problématique de Gone Girl consiste donc, pour lui, à poser les bases d’un dialogue avec le spectateur.

Ce dialogue prend ici la forme d’un poker menteur, et pour base le travail des acteurs, le jeu qu’ils adoptent face à leur image. Un jeu de cartes, où spectateur et cinéaste se doivent, tels les personnages, de guetter les indices d’une chasse au trésor. Si le cinéaste a conscience de ne pas être bankable, il peut en revanche s’appuyer sur une fan-base, et compter sur des haters qui ne manqueront pas de lui faire de la publicité. Pour sa maîtrise du suspense, et donc du rebondissement, les points de bascule qui obligent à revoir certains de ses films sous un angle différent, l’auteur est en effet admiré autant que conspué. Gone Girl se prête à l’exercice mais, une fois n’est pas coutume, avec la complicité du spectateur. De la même façon, qu’il en soit conscient ou non, son dixième film – chiffre rond – est pour Fincher l’occasion de réfléchir à son travail. Pas étonnant, dès lors, de trouver dans Gone Girl des références à l’ensemble de sa carrière. Du point de vue de la stricte mise en scène, le film semble une variation améliorée de The Game. Si l’on pouvait reprocher à Fincher d’y délaisser son acteur – Michael Douglas – au profit d’un exercice de style, tel n’est plus le cas avec Gone Girl : les acteurs sont ici le sujet même du film. Là où Assayas, dans Sils Maria, usait d’une facilité scénaristique assez balourde pour théoriser sur l’être-acteur, intellectualisant à outrance sa déclaration d’amour aux actrices, Fincher procède de façon plus subtile. Il y a en effet beaucoup à dire sur ces scènes, très curieuses, où le cinéaste met en situation ses acteurs face à leurs personnages, jugeant les rôles qu’ils interprètent à la télévision. N’y voyons pas une simple réflexion sur les apparences, mais plus volontiers sur la position du cinéaste au sein de ce cercle de jeu qu’est Hollywood, ainsi que sur les règles cruelles qu’il suppose. Ainsi peut-on voir en Amy Dunne, le personnage interprété par Rosamund Pike, une métaphore de la fiction, produit de parents sans scrupules, qui ne souhaitaient faire d’elle qu’un produit manufacturé engrangeant un paquet d’argent. Ici et là, le film ne fait pas mystère de la position peu confortable de Nick, l’écrivain (alter ego du cinéaste ?) interprété par Ben Affleck, attiré par la femme qu’il aime et, la voyant disparaître, incapable de la contrôler. La fiction, elle, produit son propre récit, peuplé d’images mentales. De la même manière, il n’est sans doute pas hasardeux qu’au moment où le cinéaste est de plus en plus tenté par la télévision (House of Cards, et bientôt Utopia), celle-ci soit omniprésente dans Gone Girl. L’écran de télévision renvoie à l’attraction que celle-ci peut avoir sur les cinéastes (Lynch, Mann, Van Sant, Soderbergh…), autant qu’à l’écran de contrôle des tournages. L’importance de l’acteur et de la télévision se trouve également soulignée par l’emploi savoureux de l’acteur Neil Patrick Harris, connu avant tout pour son rôle de macho dans How I Met Your Mother. Dès lors, il n’est pas très étonnant de voir une actrice, Reese Witherspoon, être créditée au générique comme productrice.

Le jeu, élément central de l’univers du cinéaste, se fait, dans son nouveau film, d’un commun accord avec le spectateur. Maîtrisant avec brio l’art du suspense, Fincher, pour une fois, laisse voir ses cartes aux spectateurs. Mais c’est alors donnant-donnant : en retour, il cherche à comprendre ce que ses spectateurs désirent et, fatalement, joue avec leurs envies. Car, de la même façon que le couple de cinéma formé par Ben Affleck et Rosamund Pike s’aventure dans un travail d’acteurs surprenant de leur part, le cinéaste explore des zones qu’on ne soupçonnait pas chez lui. On retrouve certes, avec un réel plaisir, l’inquiétante étrangeté qui a toujours conduit son travail aux lisières du fantastique (l’influence évidente de l’expressionnisme, la thématique du double, les fantômes qui hantent le cinéaste…), mais le film ne s’en tient pas à cela. Le cinéaste en profite pour s’essayer à plusieurs genres populaires, qu’il s’agisse du thriller ou de la chronique sociale. Mais la réussite de Gone Girl s’exprime dans le registre de la screwball comedy. Un genre typiquement hollywoodien, popularisé par Capra et Hawks, et où l’on voit s’affronter, pour le bonheur du spectateur, un couple en crise. La comédie a toujours fait figure de rendez-vous manqué entre Fincher et son public. Quand il voyait en Fight Club une farce, le film était interprété comme un brûlot politique nihiliste. Quand il s’amusait à plonger Michael Douglas au cœur de situations cocasses, The Game était jugé aseptisé. Si l’on peut aujourd’hui aimer ces films, ceux-ci ont été vécus par le cinéaste comme de relatifs échecs. Peu à peu, pourtant, Fincher a cherché à se remettre en question, à apprendre de ses erreurs. En éternel étudiant, il a continué à s’améliorer – une recherche qui ne peut se faire sans le public et les acteurs, qu’il convie aujourd’hui, avec Gone Girl, au cœur de son dispositif. Avec son dixième film, l’auteur offre au cinéma un bel hommage, adressé aux spectateurs autant qu’aux acteurs, éléments cruciaux du cinéma populaire dont il est aujourd’hui l’un des plus grands représentants.
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le 13 oct. 2014

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