L’amour de Fincher pour les femmes n’a rien de nouveau. Elles ont toujours fait partie intégrante de ses récits, souvent placées en ombres mais des ombres persistantes, vénéneuses, capables de mettre à mal le héros du film. C’était le cas dans L’étrange histoire de Benjamin Button, avec la sublime Cate Blanchett, même dans The Social Network avec cette copine qui plaquait, dans une scène de ping-pong verbal, Mark Zuckerberg, puis elles finissaient par prendre la forme du film dans Millenium, au travers d’un sublime générique. La femme de Gone Girl, nouveau coup de maître d’un David Fincher transfiguré sous la minutie du numérique depuis The Social Network, campe dans chaque réplique, chaque image de la mise en scène de l’Américain. Gone Girl est une renaissance et la nouvelle attestation du statut de cinéaste influent que porte David Fincher qui, tout en répétant les mêmes récits, les réinterprète sans cesse, avec une profondeur sidérante, les agite intrinsèquement en des miroirs sombres et contemporains de notre société.

Le cinéaste prouve tout d’abord, à destination de ses détracteurs, que son style n’a rien de l’artifice. Une nouvelle fois savamment dissimulée sous le vernis d’un scénario en trompe-l’œil, elle avance selon des nuances et surtout selon ses personnages. Avec la dextérité du montage du fidèle Kirk Baxter, appuyant d’une puissante mélancolie ses éternelles retours en arrière dans le récit, Fincher écrase d’un constat terrifiant l’époque dans laquelle nous vivons et ses conventions. Il explose les canons du thriller et applique avec un fort cynisme les nouveaux personnages du genre, les médias. Ceux-ci trouvent une place symbolique dans le récit du film. Plus que des simples éléments de décor, ils manient pendant une longue durée du film la danse macabre dans laquelle Ben Affleck, qui joue magnifiquement bien l’Américain moyen, assez normal pour qu’il devienne suspect, se trouve propulser. L’apport de l’auteur du livre originel, Gillian Flynn, sur le scénario permet aussi à Fincher d’arpenter des chemins plus sinueux à son cinéma, avec des scènes intimes qu’on ne lui connaissait que peu auparavant. On retient ce plan d’ouverture, ce regard d’une femme – d’un modèle de cinéma aussi, que le réalisateur frôle des doigts – qui ne cessera d’évoluer sous notre regard. Car, c’est aussi ça le talent de David Fincher, celui de sans cesse faire louvoyer les fondements de sa mécanique. Ses tics, anciennement moquées, deviennent de véritables éléments à interprétation, qui ne représentent heureusement qu’une infime partie de la complexité de Gone Girl. La lumière de Jeff Cronenwelth, qui continue de sublimer le numérique, apporte au film une seconde vie et une fibre glauque qui rendent le film perturbant.

A l’intérieur de cette société-modèle, avec ses maisons et ses jardins parfaitement accommodés, c’est lorsque Fincher creuse (l’antre des dealers et son allure de film post-apocalyptique, relecture de l’image du cinéma déserté de The Canyons de Paul Schrader) que Gone Girl impressionne réellement. Il y a une vision profondément pessimiste chez le cinéaste, qui se perçoit aussi à la manière dont il expédie son générique de début. Loin semble le temps où Fincher désactivait d’une chanson pop toute la tension accumulée par ses métrages. De son thriller parfaitement maîtrisé à sa satire effrayante du XXIème siècle sur l’image du mariage, Fincher ne structure jamais son film en phases mais crée une continuité dans la durée, en contraste avec sa construction temporelle brisée.

Avec ses accents sanglants qui rappellent que Fincher n’a jamais vraiment changé dans le fond depuis près de vingt ans, Gone Girl demeure aussi un film de femmes, engagé et spécialement violent, qui met en valeur Rosamund Pike dans un rôle extraordinaire. Cette figure angélique, lynchéenne, forcément déviante face aux conventions de notre société, est le symbole de ce film évanescent et malsain, dans lequel Fincher se fait le manipulateur discret de nos émotions grâce à un scénario ample en rebondissements, réhabilitant la forme ludique du thriller avec maestria. Quand les réalités se brouillent, que le réel se lie à une mise en scène de la vie, Fincher trouve l’accomplissement de son subtil travail entamé avec Zodiac. Un sentiment de terrassement suit alors le spectateur qui sort, déboussolé, par la grande porte des petites sonorités d’Atticus Ross et Trent Reznor. Cet immense film, ce monolithe de cinéma, n’a rien d’une mise à jour du style de l’Américain, toujours plus acerbe, mais apparaît comme l’apogée d’un cinéma, encore et toujours, des apparences.
Adam_O_Sanchez
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le 22 nov. 2014

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