Au-delà de son sujet de façade (la pédophilie dans l'Eglise et le silence mortel qui l'accompagne depuis tant d'années) qui fit d'ailleurs grand bruit en janvier 2019 (la sortie en salles qui coïncide avec le procès du Cardinal Philippe Barbarin à Lyon), c'est un tout autre sujet qui intéresse réellement François Ozon qui, disons-le d'emblée, livre avec ce film son meilleur.
Lui qui, après 20 ans à dresser de subtils et mémorables portraits de femmes, avait envie, de ses propres dires, de réaliser enfin celui d'hommes.
Des hommes qu'il a voulu touchés dans leur chair, comme des châteaux aux apparences robustes et imprenables de l'extérieur, mais qu'un drame insidieux, une tragédie d'enfance, un silence imposé, ont d'emblée fait s'affaisser, comme la brique en moins sur une muraille robuste fait s'écrouler le mur.


C'est précisément cela qui intéresse le réalisateur, et qu'il raconte et filme admirablement, tendant d'ailleurs un miroir entre ces hommes robustes, ces pères de famille, ces pieux catholiques, ces médecins reconnus, etc. et cette institution qu'est l'Eglise, que ce petit rien à leurs yeux(ces crimes tus mais connus de tous, qu'on a tenté de cacher sous le tapis) fait peu à peu s'écrouler.


Lorsqu'il traite son sujet de forme, la pédophilie dans l'Eglise donc, et plus précisément l'affaire Preynat, qui vit un prêtre de la paroisse de Sainte Foy-Lès-Lyon abuser durant des décennies de d'enfants au su de tous, et notamment des hautes sphères d'une institution complice car silencieuse, Ozon le fait avec un classicisme bienvenu, un recul et une distance pudiques, et une objectivité quasi journalistique, transformant dès ses touts premiers instants (et durant presque toute sa longueur) ce "fait divers" un véritable récit, quasi journalistique, qui, notamment dans sa première partie, focalisée sur le personnage d'Alexandre, se présente comme une passionnante et glaçante enquête, factuelle (le film, malgré son écriture, ce qu'il fait dire à ses personnages, colle aux faits et riens qu'aux faits), rythmée par la lecture en voix-off d'échanges de mails et de lettres. La forme, qui semble patiner parfois, pédaler à vide et n'avancer qu'à reculons, sert finalement le fond, puisqu'il s'agit bien d'illustrer, pendant les 40 minutes de cette première partie, des mensonges, des renvois de balle, des propos faussement conciliants, des échanges interminables, comme pour mieux noyer un poisson d'ores-et-déjà bien trop visible.


Le classicisme qui caractérise le film est tranché par la radicalité à laquelle Ozon se plie, radicalité de forme (froideur qui déborde pourtant d'empathie, n'approchant jamais vraiment de ses personnages, comme n'osant jamais franchir la barrière de l'intime qui a été criminellement franchie lorsqu'ils étaient enfants), cette radicalité donc qui fait passer, par des successions très saccadées, d'un homme à l'autre, s'interdisant de choisir un héros parmi les autres, plaçant chacun, dans ses particularités, dans son rapport à la religion, dans sa vie de famille (simple ou complexe), à une stricte égalité, n'hésitant pas à faire momentanément disparaître certains pour mieux les faire revenir lorsqu'il lui sont fictionnellement utiles. Sa brutalité de traitement démontre l'envie de justice de ses personnages, et accompagne un film qui entre dans son sujet sans jamais hésiter et expose dès son ouverture la violence de son sujet.


Il y a évidemment dans ce sujet pour Ozon l'occasion brillante de revenir à ses thèmes de toujours. On y découvre, via la description de la société catholique bourgeoise (sans d'ailleurs ni cynisme ou moquerie aucunes dans le point de vue offert), l'occasion pour le réalisateur de faire à nouveau craqueler avec délice le vernis de cette classe qu'il aime tant bousculer et de laquelle il vient. Dans Une Nouvelle Amie, c'est un mari veuf et respecté de tous qu'on découvre travesti. Dans Dans la maison, c'est l'élève modèle qu'on découvre écrivain pervers et manipulateur. Dans Jeune et Jolie c'est une adolescente de bonne famille qui sans plus de raison que l'envie et l'appât du gain décide de se prostituer. Si ici le coup de poing dans le ventre bourgeois est plus fin, il est évidemment plus sournois. Le craquellement vient en effet du dévoilement public d'horreurs connues, de la révélation d'une hypocrisie, de l'aveu d'une enfance violentée. On sent chez Ozon un malin plaisir à faire entrer dans la sphère privée et familiale des mots aussi crus que ceux de "pédophilie" (que cardinal Barbarin refuse par une absurde pirouette), "pénétration", "sodomie". On sait désormais combien il est indispensable, pour la reconstruction psychologique des victimes, autant que pour la justice, de bien prononcer ces mots, qui qualifient le crime autant qu'ils libèrent.
Des mots qu'on refuse pourtant d'entendre. Des images qu'on se refuse pourtant à voir.
Des parents qui n'acceptent pas que leurs fils soient des victimes, soient des hommes blessés, à la sexualité troublée, au rapport à leur enfance et à leur famille complexes, soient des hommes qui, contrairement à ce que le schème patriarcal souhaite imposer, sont définitivement blessés dans leur virilité.
L'ambiguité et la puissance du film d'Ozon se niche précisément dans cet aspect, et c'est ce qui en fait un film brillant.


Au-delà, du récit passionnant (sujet brûlant d'actualité oblige) de cette histoire bouleversante, au-delà de sa confrontation sordide avec le Mal (ce Père Preynat, aussi repoussant qu'il est étrangement émouvant, s'avouant lui-même malade, devenant presque lui-même une victime des horreurs qu'il a commises, avant que cet argument se confirme comme une insulte suprême et supplémentaire adressée aux victimes), au-delà du plaisir qu'on a à s'infiltrer dans cette Eglise que l'on pensait impénétrable et mystérieuse, au-delà de sa seconde partie, plus politique, qui voient des hommes assumer leur statut et se battre ensemble pour la justice, construire ensemble quelque chose (une association de victimes) qui leur permet de se reconstruire eux-mêmes, confrontant, avec quelques tensions parfois, leurs visions toutes personnelles de la communication et de la chrétienté en général, au-delà de sa fascination pour le mensonge dont il trouve avec ce sujet une nouvelle forme (le mensonge ici comme un oubli, pour parvenir à se construire le mieux possible malgré la blessure originelle, le mensonge orchestré, celui d'un discours dominant, le mensonge assumé), au-delà, donc, de tout ce qu'il est, c'est bien dans ce portrait d'hommes blessés, cette virilité fragilisée, moderne, qu'Ozon ausculte avec une acuité et une précision proprement impressionnantes que le film se fait chef-d'œuvre.


Grâce à Dieu, au titre terrifiant (lorsqu'on sait qu'il fait référence aux propos de Barbarin qui, comme se réjouissait que "grâce à Dieu ces faits so[ie]nt prescrits"), est un film assez magistral et, c'est assez impressionnant pour être relevé, unanimement parfaitement interprété par des comédiens (du second rôle rapide aux rôles de tête) en absolu état de grâce.

Charles Dubois

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