Si le cinéma d'horreur tricolore n'est malheureusement pas à inscrire au patrimoine mondial immatériel, le cas de Grave fait figure d'exception, certes modeste mais rafraichissante. Portrait de la métamorphose d'une jeune quittant le berceau familial et cherchant à s'affirmer en tant qu'individu, la thématique du rapport à la norme est donc tout naturellement au coeur de la réflexion amenée par le film car comme dirait Hegel :



On ne se pose qu'en s'opposant



Ainsi, le premier acte met largement en avant l'intégration dans une école vétérinaire, période de conformation brutale, quasiment totalitaire. "Faites ce qu'on vous dit, et on vous montrera la voie" qu'ils disaient. Le besoin de reconnaissance d'une adolescente en perte de répère est comme une voile dans laquelle s'engouffre la pression sociale pour mieux la tirer(et non pas l'attirer) vers ce qu'elle n'est pas. Sa propre soeur va jusqu'à devenir une figure de proue de cette uniformisation, tour à tour en la poussant à aller envers ses convictions végétariennes, tour à tour en la mettant en garde contre l'oubli qui guette ceux qui se refusent à l'intégration, au travers de photos de promotion mutilées. Alors Justine fit ce qu'on lui dit de faire, que ce soit de prendre part à une marée visuellement et conceptuellement délectable de bizuths rampants, de se joindre à des soirées au cours desquelles elle erre à la recherche d'un point d'accroche dans un plan séquence chorégraphié avec brio ou même, pourquoi pas, de manger des abats de lapin crus.


Face à l'aliénation, à l'isolement, à l'humiliation, au grotesque qui se manifeste par le biais d'un bâton de ski ou d'une couche, Justine dévie tel un programme électoral à mi-mandat. Le changement dont elle est en réalité victime plutôt qu'instigatrice émerge en premier lieu de son propre corps dont la peau se détache ignoblement en réaction à son premier contact avec de la viande, contact qu'elle n'aura de cesse de rechercher par la suite. Il est intéressant de noter que sa singularité commence à s'exprimer suite à une imitation du groupe. L'infirmière a beau expliquer qu'attirer l'attention est délétère puisque les clous qui dépassent appellent le marteau, l'évolution de Justine est en marche.


Partant de cette fascination naissante pour la chair, la jeune femme va expérimenter de plus en plus loin, de plus en plus glauque. L'approche organique très crue de Grave fait d'ailleurs sa plus grande force. A l'aide du contraste entre les scènes usuelles de la vie étudiante au réalisme probant, celles à la lumière très esthétisante irréelle et celles à la violence brute, un équilibre fragile et maîtrisé se met en place et parvient à inscrire le hors norme et l'effroi au sein de la banalité pour mieux secouer le spectateur, par exemple au cours d'une scène d'épilation du maillot particulièrement éprouvante.


Mais le changement déborde amplement du cadre culinaire, et Justine découvre entre autre la sexualité, la drogue et le courage de sortir du rang. Il n'est plus question de se mélanger aux autres de même qu'il n'est plus question de mélanger cette peinture dont on l'induit à celle dont on induit autrui, et la seconde soirée montre une protagoniste toujours aussi seule et marginale, mais cette fois-ci en contrôle de son univers, du moins jusqu'à ce que la vodka exhume ses pulsions les plus inavouables devant les téléphones voyeurs et les témoins moqueurs. Parralèlement à Justine, le symbole du bâton de ski évolue passant de celui de l'intégration à celui du point de non-retour de la séparation avec le commun des mortels.


Malgré le charme indéniable de la plastique du film et de l'évolution somme toute satisfaisante du personnage principal, en dépit de certains éléments mal amenés comme ce vol de steak insensé, les rôles secondaires ont tendance à la fois à être sous-exploités dans leur écriture et à être interprétés inégalement, à l'instar du colocataire à la pantomime peu convaincante de jeune de cité, de la soeur pourtant centrale dans l'intrigue ou encore de ce ridicule routier scabreux à la station service. Il faut hélas reconnaître que les dialogues sonnent souvent faux et n'aident ni à la sympathie ni à la construction des interactions. Ces lacunes empathiques ne me feront pas bouder mon plaisir pour autant, Grave reste une expérience réfléchie et prenante, à la dynamique huilée et à l'identité visuelle établie.

oulianov
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le 18 nov. 2020

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oulianov

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