• Revu en juillet 2014 :
Il ne faut que quelques secondes à Gravity pour nous river dans l'espace pendant 1h30, notamment grâce à ses plans séquences qui prennent aux tripes et ne font que nous immerger davantage dans cette mission cauchemardesque. Les évènements se passent alors en temps réel, ce qui permet à la 3D d'une beauté affolante de nous propulser carrément dans le film. D'une maestria insolente, Cuarón emploie la stéréoscopie comme jamais et, combinée à la photographie naturelle de Lubezki et des effets spéciaux époustouflants de réalisme, il crée un véritable ballet spatial où l'intensité ne fait que croître vers un finale majestueux. Qui plus est, Steven Price compose une bande-son sublime, en symbiose avec le moindre mouvement de la pellicule, parvenant à transmettre la beauté élégiaque et l'infini effroyable de l'espace. Le film s'oriente vers un traitement psychologique du personnage de Bullock, avec quelques thèmes plus profonds et symboliques suggérés, qui auraient peut-être gagné à être plus prononcés. Poétique, terrifiant, et subjuguant, derrière la révolution technique et visuelle, Gravity est avant tout la prière cinématographique d'Alfonso Cuarón.
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• Critique du 21 novembre 2013 :
Par où commencer ? La première fois que j’ai entendu parler de Gravity, jamais je ne me serais attendu à telle œuvre, repoussant les limites du cinéma. À son annonce, début 2010, je pensais qu’il s’agirait d’un banal film de science-fiction à petit budget de plus. Comme je me trompais. Il est rare de voir un film indépendant, à la touche cinématographique particulière, être tari d’éloges à la fois par la presse "spécialisée" mais également par l’ensemble des spectateurs, qu’ils soient lambdas ou confirmés. Habituellement, soit les spectateurs acclament et la presse dénigre (le film un peu trop blockbuster), ou c'est l'inverse (les films trop prétentieux), ou bien les avis sont simplement très polarisés. L’attente aura été effrayante, car le film a été tellement loué, même avant que les premières bandes-annonce ne tombent - et on n’avait aucun visuel pour se faire d’idée - que s’imaginer telle excellence était presque impensable. Pour Gravity, rares sont les mauvais retours, et tout le monde s’accorde à parler d’expérience avant tout, plutôt que de simple film, où tous les facteurs sont réunis pour nous faire vivre 1h30 exceptionnelle. Ce nouveau-long métrage d’Alfonso Cuarón est clairement capable de récolter un bon nombre d’oscars mérités, en plus d’être un évènement marquant pour le genre.
Un statut qu’il peut se targuer d’atteindre essentiellement grâce aux effets visuels qui s’illustrent comme révolutionnaires sur deux points : la volonté soutenue de réalisme brut, et le travail numérique titanesque de Framestore. Il faut savoir que, trois mois avant sa sortie, le film n’était même pas entièrement fini ; c’est dire l’acharnement porté par le réalisateur et son équipe pour peaufiner le moindre détail et ne laisser passer aucune imperfection. Et cela depuis deux ans que le long-métrage est en phase de post-production afin d’atteindre le summum possible en termes d’effets spéciaux et stéréoscopie. En mai 2012 déjà (à l'époque le film devait sortir en novembre 2012), les quelques projections privées d’une version "workprint" (FX en ébauche, polygones numériques, câbles apparents, matte paintings évidents) faisaient état d’effets spéciaux impressionnants, supérieurs à ce qui pouvait sortir en salle ; assez épatant sachant qu’il s’agissait plus ou moins d’un "brouillon".
Gravity est effectivement un tour de force visuel sans précédent. Tout d’abord, cette sensation de réalisme frappante, atteinte grâce à la photographie somptueuse d’Emmanuel Lubezki, plus vraie que nature. Même si, sur ce genre de film, on arrive à un palier où les effets spéciaux et la photographie sont intimement liés et dépendent l’un de l’autre. C’est ainsi que l’on obtient cette dépeinte emblématique et grandiose de l’ensemble de la virée spatiale cauchemardesque au cœur de l’œuvre. Aucun film, jusqu’alors, n’était parvenu à un réalisme aussi époustouflant – généralement à cause des lois de la physique et donc de la représentation constante de microgravité et d’impesanteur. Pour relever le défi de rendre l’action du film réelle, l’équipe des effets spéciaux a même dû inventer la technologie nécessaire. Un des principaux outils conçus était une sorte de boîte - à taille humaine - dont les parois étaient recouvertes de presque deux millions de LEDs qui servaient à projeter l’environnement désiré (l’espace, la Terre, les stations, les débris,…) tout autour de l’acteur harnaché en sons centre. Cette alternative aux fonds verts rappelle indéniablement la façon dont certaines scènes d’Oblivion ont été capturées et, donc, également celles de 2001 : L’Odyssée De L’Espace. Emmanuel Lubezki a ainsi pu directement travailler les effets de lumière et accroître ce sentiment de naturel qui nous saisit au visionnage du film. Quand James Cameron lui-même clame que Gravity possède la meilleure photographie spatiale, il ne saurait avoir davantage raison puisqu’il paraît par moments improbable que les acteurs n’aient pas été filmés dans leur combinaison et flottant dans l’espace.
Car entre le directeur de la photographie et les infographistes de Framestore, les talents s’allient pour ne pas seulement rendre l’ensemble crédible, mais nous le faire concevoir sous nos yeux - à la façon d’un documentaire - et nous y insérer ; le film prend carrément vie autour de nous en s’étirant en une immensité claustrophobique. Si le réalisme est autant exacerbé, c’est surtout grâce à la quantité infinie de détails fignolés par un outil numérique poussé au paroxysme de ses capacités. Jusqu’alors derrière les effets visuels de films "classiques" (La Colère Des Titans, Harry Potter, Sherlock Holmes, À La Croisée Des Mondes….), des films davantage tournés vers le Fantastique, la société Framestore, à l’image de Rhythm & Hues Studios sur L’Odyssée De Pi (souhaitons-leur, tout de même, un destin moins tragique), expose ici une confection d’orfèvre, débarquant sans qu’on ne les attende pour s’élever au-dessus de tout ce qui existe. Leur travail est tout simplement exceptionnel. Il ne s’agit pas seulement d’une question de technologie d’ailleurs, mais surtout d’une minutie extrême et absolue du moindre élément, du moindre pixel, auxquels faire attention sur chacun des plans (flagrant sur les vues subjectives avec le dépôt de condensation millimétré sur les visières des casques à chaque expiration, par exemple).
En termes de révolution visuelle, on cite souvent Avatar et L’Odyssée De Pi pour le cinéma moderne et l’évolution des effets spéciaux - même si très peu ont cru au film d’Ang Lee. Gravity franchit tout simplement un autre palier qu’on ne croyait pas si "facilement" atteignable. En fin de compte, le long-métrage d’Alfonso Cuarón n’est pratiquement que du CGI, tellement travaillé qu’il en devient alors photo-réaliste. Effectivement, la grosse majorité du film n’est qu’une animation sur ordinateur d’une heure et demie dans laquelle les acteurs, ou plutôt juste leurs visages (!!), ont été méticuleusement incrustés à l’ensemble modélisé. C’est le cas, notamment, de tous les plans où George Clooney et Sandra Bullock apparaissent en combinaison ; seuls leurs visages sont réels. Il en est de même pour certains passages sans, ainsi que 90% des intérieurs des stations et de leurs modules. Le résultat est impressionnant tant l’infographie ne trahit jamais le film. Tout semble incroyablement vrai et capturé grâce à des effets pratiques ; on pense constamment que Cuarón s’est faufilé entre les armatures métalliques, à fleur de station spatiale, ou que des capsules entières ont été reconstituées à l’échelle pour faciliter le réalisme de l’environnement. Il n’en est rien, mais comme il est toujours au plus près de l’effet numérique, qu’il n’a recours à aucun stratagème cache-misère comme bon nombre de films à grand renfort de FX, ou que la moindre imperfection a été chassée, on y croit instantanément et intensément. Gravity révolutionne clairement l’utilisation des effets spéciaux. Ils sont ici inhérents à l’œuvre ; ils la créent d’ailleurs en tout point et sont centraux à son déroulement. Je pense qu’il va désormais être plus difficile d’apprécier les blockbusters classiques, qui se contentent de servir des FX juste pour le plaisir d’utiliser des CGI, et non dans une démarche créatrice.
Comme je le précisais dans mon introduction, si on considère Gravity davantage comme une expérience, c’est essentiellement grâce à deux composantes : la bande-son, sur laquelle je reviendrai plus loin, et la 3D, qui jouit du travail visuel gargantuesque pour briller. Habituellement, j'en parle à part, en fin de critique car, toute aussi exceptionnelle qu’elle peut être, la stéréoscopie demeure un élément ajouté. Néanmoins, dans le cas présent, c’est une partie intégrante du film ; il serait même impensable de l’apprécier à sa juste valeur dans un format 2D, tant cette dimension supplémentaire est un des points d’orgue du long-métrage et contribue à lui conférer toute sa puissance : Gravity a été conçu pour être expérimenté en 3D. Et dire que l’on a failli passer, nous Français, à côté d'une projection en IMAX 3D. Il s'en est fallu de peu car c’est bel et bien le meilleur format pour pleinement profiter de la technologie au service du film. Avec cet écran énorme qui remplit pratiquement tout le champ de vision, l’immersion est vraiment démultipliée. Contrairement à une séance 3D standard (décevante après coup, d’ailleurs), il n’y a absolument aucun flou, ni d’effet de rémanence ou de dédoublement, peu importe où l’on décide de regarder l’écran, et les projections y sont sensationnelles.
De sensations, il en est bien question. Oubliez Avatar, et sa révolution 3D qui a insufflé cette mode servant davantage à gonfler les chiffres du box-office qu’à élever l’œuvre. Oubliez Titanic 3D, et sa post-conversion exceptionnelle, qui allait à l’encontre de bien des aprioris. Oubliez également L’Odyssée De Pi, et sa photographie sublime couplée à un usage de la 3D plus abouti que jamais. Gravity les détrône tous en décuplant cette frontière dimensionnelle pour nous projeter dans l’isolation spatiale et la suffocation intersidérale. L'utilisation de la stéréoscopie a été accrue comme jamais, et se fait sans cesse ressentir, surtout de par les casques qui sont finalement assimilables à des sphères en verre et ressortent merveilleusement en 3D. Celle-ci ne se contente pas de nous montrer de beaux paysages en ouvrant une fenêtre sur un autre monde, elle nous en imprègne totalement, soit au travers de vues à la première personne estomaquantes (ce qui n’avait pas du tout été réussi sur The Amazing Spider-Man), ou bien en donnant au spectateur l’impression d’être en impesanteur également et de se mouvoir aux côtés du personnage de Bullock notamment. On subit ainsi l’accablement avec elle, en voyant l’infini s’étirer tandis que le vide s’empare de nous. L’espace est ainsi totalement personnifié, s’étendant en un univers gracieux, mais terrifiant, envoûtant mais terriblement effroyable. Un environnement jamais vraiment exploré côté 3D (ce qu’on aurait aimé ressentir sur Prometheus), dont l’inconnu perpétuel fascine, tandis que le manque de repères tétanise. De ses limites invisibles, l’œuvre se transforme habilement en huis-clos et nous oppresse comme rarement ; un paradoxe inconcevable que Cuarón bâtit avec maestria. C’est vertigineux. Si la 3D n’est pas extrêmement appuyée au départ, elle se prononce davantage au fur et à mesure, en en mettant plein les yeux, que ce soit via des profondeurs de champ hallucinantes, ou bien de multiples projections réussies, sans compter les effets de relief réalistes et consistants. On finit par suivre chacun des mouvements des personnages et tourner la tête lorsqu’ils tendent le bras pour voir ce qu’ils veulent attraper hors écran. Gravity assied tout simplement la meilleure 3D à ce jour, haut la main.
Trois ans et demi de conversion pour parvenir à un tel résultat ; Gravity rendrait presque le tournage en 3D native obsolète, en démontrant brillamment qu'il est tout à fait possible d’obtenir une stéréoscopie en post-production d’une excellente qualité. C’était d’ailleurs l’option la plus logique pour le réalisateur étant donné que l’essentiel du film est du CGI, plus favorable à une conversion ; tourner avec un système de caméra 3D encombrant n’aurait donc rien apporté de plus. De nouveau, c’est une révolution, à la fois dans l’utilisation de la stéréoscopie, mais également en proposant une 3D convertie - et je n’aurais jamais pensé le clamer un jour - bien supérieure à la 3D native. C’est sidérant. Le long-métrage tient toutes ses promesses et nous fait flotter au-dessus de la Terre (dont les vues sont à couper le souffle) ; un ticket pour l’espace qui ne coûte qu’une dizaine d’euros. Qui plus est, on ne doit même pas cette réussite artistique à un réalisateur chevronné attendu comme le Messie, mais à un réalisateur indépendant qui a su transcender son medium. Je disais, dans ma critique sur L’Odyssée De Pi : "[…] force est de constater que les réalisateurs avec un minimum de bouteille dans le milieu (James Cameron, Martin Scorsese, Ridley Scott) savent bien mieux se servir du procédé pour sublimer leur histoire", en parlant de la qualité de la 3D. Gravity prend un peu le contre-courant de mon propos mais, mieux encore, il met en avant l'écart abyssal qu'il existe entre un réalisateur de talent et la masse uniforme aseptisée.
Et si, visuellement, le film fonctionne à ce point, surtout au niveau de la 3D, il faut évidemment se tourner vers le talent inné de Cuarón à parfaitement capter la scène comme il le faut, et surtout son goût improbable pour les plans séquences affolants. Car lorsque l’équipe de Framestore annonce qu’il s’agit du projet le plus difficile et le plus complexe sur lequel ils ont pu travailler, ce n’est pas tant pour les prouesses visuelles à accomplir, mais bien pour la durée des plans du Mexicain. Là où un film de science-fiction normal en contient pas loin de 1500, Gravity tranche avec seulement 156 plans (séquence), variant généralement de six à dix minutes, dont une scène d’ouverture monstrueuse s’étendant sur près d’un quart d’heure, sans coupure. Cela intensifie cet aspect documentaire, et surtout appuie constamment la notion de temps réel, nous donnant alors l’impression de vivre pleinement les scènes et de ne rien en manquer. D’ailleurs, chaque coupe se montre assez frustrante puisqu’elle nous rappelle qu’on est devant un simple film.
Néanmoins, des longs plans, sur un rythme lent, contemplatif, peuvent très rapidement paraître interminables et soporifiques. Pour éviter cet écueil, et les rendre attractifs, variés, et surtout vivants, Cuarón affiche une mise en scène qui sait se montrer relativement dynamique, mais surtout gracieuse et d’une fluidité déconcertante. C’est un vrai ballet spatial, un placement absolu de la caméra pour mettre en boîte des plans impressionnants qui enchaînent avec aisance tous les types de cadrage, de la vue subjective au plan d’ensemble, en passant par le plan rapproché, le très gros plan, le plan moyen, large et bien d’autres encore ; le tout semblant libéré de toute contrainte. Qui plus est, la caméra est généralement lente tout en ayant cette dynamique d'oppression revenant sans cesse cloisonner le personnage ou imposer son isolation totale. Le réalisateur ne se contente alors plus de filmer, mais il nous fait vivre le film. Une chorégraphie technique rendue capable grâce aux époustouflants bras robotiques IRIS de la société Bot&Dolly qui suivent ainsi les dérives spatiales et offrent un angle de vision illimité tout autour des acteurs, d’où cette impression de faire partie de l’équipage et flotter avec eux.
Par ailleurs, comme écrit précédemment, la bande-son est primordiale dans Gravity tant elle est liée aux images et participe alors entièrement à l’expérience cinématographique qu’est le film. Alfonso Cuarón a, en effet, poussé le compositeur Steven Price - qui signe seulement son second film ici - à proposer un travail sonore totalement inédit. Un défi qu’il a remporté haut la main en créant des partitions à l’atmosphère unique et incomparable. Très loin des bandes-originales formatées du cinéma américain, celle de Gravity dérange par sa singularité, et s’illustre en une majorité de bruitages, bourdonnements, sonorités Drones et ambiantes, voire par le simple silence où les basses fréquences viennent faire frémir les enceintes. Le tout pour tendre vers l’oppression totale et le sentiment d’accablement face à un espace vide et infini. Chez Price le son est quantique, à la fois ubiquiste et imperceptible, dense et éparse. Il fait preuve d’un réel sens de la dynamique dans la construction de son atmosphère qui se retrouve flottante, pulsée, et agrémentée d’éléments sonores qui viennent et s’en vont, se transforment et se meuvent selon l’action à l’écran. Chaque groupe d’instruments a été enregistré séparément afin de pouvoir moduler et modifier électroniquement n’importe quel son et ainsi construire d’immenses couches sonores résolument déstabilisantes. L’approche a été assez expérimentale puisque certains instruments produisent alors des sons totalement différents et, à certains points, on écoute non pas des notes de musique, mais l’espace entre celles-ci d’un morceau originel ralenti à l’extrême.
Qui plus est, Steven Price et Alfonso Cuarón ont religieusement respecté l’absence de propagation du son dans l’espace, le tout reposant alors sur le travail "musical" du compositeur ; en cela, certaines alternances de plans intérieurs/extérieurs sont très parlantes. Et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de bruitages de l’environnement que l’on ne ressent pas l’enchaînement fataliste des évènements ou bien les explosions, incorporées aux strates musicales sous forme de bangs supersoniques. Car l’environnement sonore du film est essentiellement porté sur la psychologie de son personnage central, tout en exprimant le vide l’entourant. La musique suit donc l’état d’esprit de Ryan Stone, voire même son rythme cardiaque, avec les bruitages sourds ressentis à travers sa combinaison lorsqu’elle travaille sur Hubble, sa détresse et la déroute symphonique (et gracieuse) dans le champ de débris, où les plages plus majestueuses lors de ses instants de foi. Ce que l’on entend, finalement, est intimement lié à son parcours émotionnel et finit par nous impacter de la même façon qu’elle vit les évènements. Le design sonore bouge ainsi tout autour du spectateur, un peu de la même façon que la caméra, et évolue selon la vue (subjective) pour vraiment nous mettre dans la peau du personnage. On est donc face à un réel environnement sonore 3D qui nous immerge dès les premières minutes par un mur bourdonnant écrasant rendu au silence en une fraction de seconde lorsque le long-métrage passe de son introduction textuelle à la dépeinte d’un plan spatial fixe.
Pendant une heure trente, Steven Price combine brillamment des thèmes d’une grande beauté tout en disséminant des textures qui nous tiennent en haleine et jouent avec nos nerfs pour nous faire ressentir la détresse des personnages face à la terreur de l’espace. Évitant la facilité d’exprimer les scènes plus épiques avec les habituelles et clinquantes envolées de percussions boursouflées, il rend la grandeur par d’autres moyens en utilisant, comme alternative, l’impact sonore des graves à l’arrivée de certains instruments à vent dans la partition, ou bien le claquement des instruments à cordes. Les infrasons sont également beaucoup triturés en ce sens. Du coup, les thèmes mélodiques n’ont que plus d’impact car, déjà construites sous forme bruitiste, les phrases musicales se libèrent petit à petit d’un ensemble dissonant, vrombissant, distordu, à une instrumentation de plus en plus grandiose (marquée par les chœurs), presque élégiaque, et transportent instantanément les émotions.
D’aucuns pourraient dire qu’une musique en telle symbiose avec son film n’a guère d’intérêt en écoute séparée, un peu à l’image du travail révolutionnaire des compositeurs Louis et Bebe Barron sur Planète Interdite. Néanmoins, même prises à part, les compositions de Price demeurent extrêmement expressives. Alors, si l’on a vu Gravity, l’ambiance revient instantanément avec son lot de subtilités effroyables. Et c’est à ce genre de cohésion sublime que l’on reconnaît les grandes bandes-originales. Le travail de Steven Price est indubitablement un des meilleurs de ces dernières années, rien que pour sa singularité qui le place rapidement aux côtés de la bande-originale de Jerry Goldsmith pour Alien. Même sur les pistes les plus bruitistes, le compositeur réussit à créer un thème et nous faire ressentir terreur et précipitation. Et tout cela, sans images.
Parce que Gravity n’est pas qu’esbroufe par l’image, le long-métrage s’impose sur un déroulement simple et terriblement efficace. Crier à l’absence d’originalité serait ici ridicule tant amener twists en cascade et grandes tirades alambiquées aurait assurément desservi la pellicule et transformé l’histoire réaliste - deux astronautes en perdition dans l’espace, suite à un accident, et sans aucun contact - en un énième récit de fiction. Gravity n’en a pas besoin. N’oublions pas non plus que, si la promo a été axée principalement sur le plan technique, c’est bien entendu parce que c’est ce qui prime tout d’abord au visionnage du long-métrage. La trame narrative n’en est pas pour autant lésée et laissée en perdition, surtout que Cuarón maîtrise parfaitement le rythme du film sachant tout aussi bien se poser dans la contemplation et l’introspection qu’entraîner le spectateur dans un tourbillon de péripéties éreintantes. Par exemple, la dernière demi-heure se révèle affolante dans l’enchaînement des climax, passant de tension à soulagement, d’espoir à terreur, de grandeur à émerveillement, en une fraction de seconde. Évidemment, les plus physiciens d'entre nous pourront (toujours) pinailler sur quelques erreurs (habituellement passées sous œillères), mais ce serait chipoter pour le plaisir d’être en contradiction puisque ce sont des détails qui demandent une certaine connaissance du milieu et, quand bien même Gravity se pose à mille lieues d’avance, en terme de restitution du réalisme, que n’importe quelle autre œuvre cinématographique spatiale, il demeure un long-métrage de fiction et s’autorise donc logiquement quelques libertés minimes et occasionnelles pour fonctionner dans le médium du cinéma.
Par ailleurs, de sa sobriété, sa volonté de dépeindre une mission spatiale qui vire au cauchemar, le film s’épanche tout de même en une légère étude psychologique des personnages, ou plutôt de celui de Sandra Bullock confronté à l’isolation, l’insignifiance de son être, une mort certaine, et ses raisons de (sur)vivre. On peut y voir le reflet cinématographique de la nouvelle Kaléidoscope de Ray Bradburry. Dans son déroulement premier, le scénario s’étoffe en empruntant le principe de la loi de Murphy, et en jouant sur la théorie du syndrome de Kessler. Les deux combinés offrent une plongée vertigineuse au cœur d’un survivalisme brut : une personne face à l’inconnu, à la succession implacable des évènements, et à sa foi intérieure. L’image marquante reste celle de cette opposition frappante entre la Terre (la vie), d’un côté, et l’espace, sombre infini, de l’autre ; et, au milieu, une personne flottant. Les lectures ultérieures peuvent également révéler plusieurs thèmes sous-jacents, qu’ils tirent de la métaphysique, de la psychologie profonde, ou bien de la spiritualité, dont le contrecoup d’une catastrophe, ou le thème plus évident (et assez lourdement appuyé) de la "Terre-Mère" et de la renaissance, ou l’évolution des espèces, qui en découlent. Sans toutefois prétendre rivaliser avec 2001 : L’Odyssée De L’Espace (également novateur dans ses visuels), Gravity dissémine ces propos subtilement tout du long et l'interprétation, ou captation, d'un ou plusieurs dépendra de la volonté de chacun à voir le film sous l’angle le plus propice à son appréciation.
Enfin, le plus gros pari du film résidait assurément dans le choix des acteurs. Après de multiples désistements, devant un projet qui semblait battre de l’aile et ne jamais vouloir se concrétiser, ont enfin été confirmés George Clooney et Sandra Bullock. Clairement, ce ne sont pas les premiers noms qui viennent en tête quand on parle d’un film de science-fiction, je vous l’accorde, même si Clooney a déjà touché sa bille avec le remake de Solaris, il y a quelques années. Je faisais également la moue au début, pensant que Gravity finirait par n’être qu’un film aseptisé de plus, avec de gros noms à l’affiche, là par hasard. Heureusement, c’est tout le contraire. George Clooney, en dépit d’un rôle important, catalyseur, reste très secondaire et apparaît à peine une dizaine de minutes de tout le film. Ses interventions sont toutefois plaisantes et apportent le léger grain d’humour qui contrebalance soigneusement toute la tension dramatique qui s’accumule. En face, Sandra Bullock offre une prestation remarquable et monopolise la caméra ; c’est elle que l’on suit, son parcours physique et psychologique. Sans vouloir discréditer Tom Hanks (Seul Au Monde), James Franco (127 Heures), Suraj Sharma (L’Odyssée De Pi), Blanchard Ryan et Daniel Travis (Open Water), ou encore Ryan Reynolds (Burried), il faut un talent immense pour réussir à délivrer autant d’émotions et d’états d’âmes quand on joue dans une vulgaire boîte remplie de LEDs, ou qu’on se fait promener par toute une équipe, attachée à un harnais et une douzaine de câble.
Difficile de ne pas avoir la nausée, au retour sur Terre, quand les lumières se rallument dans la salle. Comme l’écrivait Arthur C. Clarke : "Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie". Accouché d’un visionnaire, le film développe des thèmes riches au sein d’un tour de force visuel absolu, gonflé aux plans séquences étourdissants, et d’une direction d’acteurs brillante. La qualité hallucinante de sa stéréoscopie - l'essence du film - et son architecture musicale transcendante finissent de faire de Gravity une expérience cinématographique révolutionnaire, qui se vit comme on en a rarement eu l’occasion. Chaque grand réalisateur l'est grâce à une œuvre, ou deux, qui ont totalement réinventé leur genre, voire même le cinéma. Gravity en fait clairement partie. Cuarón n'est désormais plus un simple réalisateur talentueux, indépendant et prometteur, il est devenu un metteur en scène influent dont le parcours va être scruté à la lettre, avec une attention toute religieuse à chacun de ses faits et gestes cinématographiques. Et quand on sait d’où il vient, ce qu’il a traversé - il volait des sandwichs pour survivre - et sa façon de raisonner, on ne peut qu’être heureux de sa réussite, après quatre ans de croyance infinie en ce projet. Le réalisateur mexicain a maintenu et renforcé sa patte cinématographique à chacune de ses œuvres pour finalement trouver l’avènement avec Gravity : une expérience unique et viscérale ; la révolution cinématographique annoncée, et un chef d’œuvre écrasant de puissance.