Gravity : portrait de l’artisan aux temps du numérique
La fascination et l’extase : voilà sur quoi repose le blockbuster du 21e siècle. 2013 a été riche en mastodontes répondant à ces principes. Il n’est donc pas étonnant qu’un certain nombre d’entre eux se structure plus ou moins autour de l’idée religieuse. Mais, question croyance, le cinéma se pose là : la folie qui s’est emparée des cinéphiles concernant Gravity est à rapprocher de celle qui anime les plus radicaux des disciples. On sait à quel point cette déraison collective peut être néfaste et dévastatrice ; à quel point, surtout, cette ferveur extrême peut nuire au regard. Le dévot s’empêche de voir le monde tel qu’il est, comme le cinéphile refuse d’envisager le cinéma dans toute sa complexité. Sa foi lui impose souvent de réduire son jugement d’un film à des extrémités : c’est un chef-d’œuvre ou une merde, un blockbuster ou un film d’art et d’essai. Gravity est la dernière victime de cette cinéphilie.
Cela étant dit, il est difficile de ne pas se sentir subjugué par la puissance visuelle du film : certains plans agissent sur le spectateur comme le ferait une révélation. En créant chez lui l’illusion de vivre l’expérience de l’apesanteur, Alfonso Cuarón fait de Gravity un objet miraculeux. Le spectacle offert ne peut qu’agacer le mécréant, qui ne verra ici que poudre aux yeux et réflexion nunuche sur l’homme et l’univers. Mais voilà : Gravity est une pomme. Loin de convoquer la foi pour nourrir une méditation philosophique, l’auteur relègue le religieux au rang d’accessoire, à l’image de ces amulettes spirituelles, mises sur un pied d’égalité avec une photo d’êtres aimés, ou encore une figurine de Marvin le Martien des Looney Tunes. Icônes et amulettes finiront par rejoindre le magma des débris responsables de la catastrophe ; seule compte, en définitive, la science déployée pour reprendre le dessus sur les éléments. Toute la pertinence du film tient dans ce rapport entre les personnages, qui se doivent de maîtriser la technique pour espérer survivre, et le cinéaste et ses acteurs, composant avec la réalité chaotique du tournage. Aussi massif soit-il, un film, à l’instar d’une station internationale, est un objet fragile. On l’a vu l’an passé avec John Carter, ou plus récemment avec Lone Ranger : les blockbusters ne sont pas à l’abri d’une catastrophe.
Gravity, ou la nécessité, donc, de maîtriser la technique pour s’en sortir. Une question familière aux cinéastes, à plus forte raison lorsqu’ils font appel, comme ici, aux effets numériques. De ce point de vue, Gravity était annoncé comme une révolution. Précisons qu’il faudrait plus volontiers parler d’évolution. Pour rendre réaliste le travail des astronautes et l’apesanteur des corps, l’équipe de Cuarón a dû imposer sur le tournage une quantité conséquente de matériel technologique. Gestion des caméras par ordinateur, fusion entre la chair et le numérique : Lars Von Trier et David Fincher avaient déjà apporté leur pierre à ces évolutions. L’innovation, s’il fallait en saluer une, se trouverait dans l’utilisation du Stage Light 5 et de la Lightbox. La première, souvent évoquée, s’avère effectivement un outil fascinant, pour permettre au cinéaste de scanner le jeu d’un acteur et d’utiliser la performance où bon lui semble. Déposséder l’acteur de son premier outil de travail – son corps – ouvre certes un débat encore difficile à cerner. Dans son dernier film, Le Congrès, Ari Folman posait la question d’un futur dans lequel des firmes utiliseraient notre fascination pour l’image afin de mieux posséder nos corps. La Lightbox, elle, sort de l’imagination du chef opérateur. L’installation comprend une boîte – assez spacieuse pour y faire cohabiter deux acteurs – entièrement tapissée de LED. Sous les indications du chef op’, ses assistants ont fait varier continuellement l’intensité de celles-ci, afin qu’elles correspondent à la réflexion de la lumière par la Terre ou par la Lune, projetées en image de synthèse derrière les comédiens.
Si l’usage fait du numérique a de quoi impressionner, ce sont pourtant les méthodes artisanales qui fascinent dans Gravity, qu’il s’agisse de la gestion de la lumière, ou d’un certain nombre de déplacements de Sandra Bullock qui, pour certaines séquences, a dû mettre son corps entre les mains de marionnettistes. Quant au Stage Light 5, Alfonso Cuarón en a vu les limites et l’a peu utilisé. Ce rapport de l’homme à la technique, les limites du numérique, le cinéaste les illustre de la plus belle des façons, lors d’un plan final débarrassé de tout effet. La quête de la perfection technique lui aura montré, paradoxalement, qu’il n’y a rien de plus beau que la captation du corps par la caméra et la possibilité de l’accident : celui de la projection de la matière sur l’objectif, un effet involontaire déjà observé dans son précédent film, Les Fils de l’homme. Loin de chercher à pousser le spectateur vers une réflexion métaphysique, le film d’Alfonso Cuarón tend à se rapprocher des réflexions nietzschéennes sur le travail de l’artiste et de l’artisan, ainsi que sur l’humain, animal orgueilleux incapable de lâcher prise. Une dernière fois, la scène finale fait écho à cette humanité nouvelle, empreinte de darwinisme, consciente de ses faiblesses et décidée à affronter le monde.