J'ai senti peu à peu la colère monter en moi, au point d'avoir eu envie de quitter la salle pour me soustraire à ce qui la déclenchait. Je ne l'ai pas fait, car même au café voisin, loin de l'écran, elle n'aurait pu se dissiper et retomber.
Une colère profonde contre les agissements de cet autocrate qui préside aux destinées de la Biélorussie et qui s'est fait l'homme de main d'un autre autocrate avec comme objectifs ceux de déstabiliser l'Union européenne et d'attenter aux intégrités politiques et territoriales de ses voisins.
Une colère encore, contre ceux qui en Pologne étaient les complices objectifs des deux premiers en prêtant leur concours à l'instrumentalisation des hommes et des femmes venus d'une Syrie, elle même sous le joug d'un tyran qui passe son temps à martyriser son propre peuple.
Une colère également à l'encontre de ceux qui cultivent une cécité criminelle sinon une complicité active avec des régimes ennemis de l'idée même de démocratie et d'un droit autre que celui du plus fort.
Green border de Agnieszka Holland est un film qui a ce mérite : il trace une frontière très nette entre d'un côté des despotes au cynisme sans limites et de l'autre des démocraties parfois minées de l'intérieur par les complices des premiers.
Amina et Bashir accompagnés de leurs trois enfants , dont un nourrisson, et le grand-père paternel entreprennent un voyage qui de Damas doit les conduire à Minsk en Biélorussie par un charter généreusement affrété par le despote Alexandre Loukachenko. Leur destination finale est la Suède où un parent réside déjà et les attend avec impatience.
Leïla est une ressortissante afghane en partance pour Varsovie par peur des réprésailles des Talibans car son frère a été un interprète auprès du contingent polonais intervenant contre eux dans son pays.
Un transfert de Minsk en Biélorussie à la frontière polonaise est prévu par voie terrestre et une fois en Pologne, donc dans un pays membre de l'Union européenne, la poursuite du voyage ne devait plus être qu'une formalité. Sauf que les autorités polonaises n'ont pas été consultées pour l'accueil de ces visiteurs qui se retrouvent dès lors assignés à vivre dans une nouvelle « jungle » de tentes dans une forêt marécageuse en plein hiver, livrés aux rackets et aux exactions des gardes-frontières biélorusses qui les poussent sans cesse à franchir la muraille de barbelés que leurs homologues polonais ont dressée à leur frontière.
Des hommes, des femmes et des enfants dans une situation sans issue pour montrer aux yeux du monde le peu de cas qu'un pays membre de l'U.E. fait de leurs vies et pour attiser les contradictions qu'une pression de migrants aux portes du pays ne manque pas de développer. L'aspiration à un ailleurs pour vivre mieux ou simplement survivre érigée en arme de guerre comme les mêmes le feront plus tard avec le blé devenu un autre moyen de pression contre l'humanité toute entière.
Dans son film, Agnieszka Holland, ne montre pas seulement toute la noirceur de ceux qui font peu de cas de la vie humaine, elle salue également la force et le courage des hommes et des femmes qui n'hésitent pas à tendre une main secourable que ce soit à titre individuel ou grâce à l'organisation collective qu'ils se sont donné. Elle sait pertinemment que tout le monde n'a pas la force morale de braver les autorités et de prendre des risques bien réels en venant en aide à ces vagabonds d'un genre nouveau et elle ne se gargarise donc pas de mots pour le déplorer; elle en fait le simple constat sans aucune stigmatisation qui n'apporterait rien de plus.
Elle montre également ce loyalisme dévoyé et ce légalisme un peu misérable d'un agriculteur qui voit surgir devant sa moissonneuse, au milieu des cannes de maïs de son champ, une petite troupe presque en haillons qui fuit, amorce une poursuite avec sa machine puis renonce et préfère alerter les autorités à l'aide de son téléphone portable.
Agnieszka Holland n'est pas sans ignorer le drame de conscience que peut connaître un fonctionnaire à qui de faire le pire a été ordonné. Peut-être de s'être soumis trop longtemps à l'ignominie, il a soudain réalisé qu'il n'est pas toujours possible de se réfugier derrière l'obéissance aux ordres pour conserver l'estime de soi-même.
Que Green border de Agnieszka Holland n'ait pas été bien accueilli par les autorités polonaises nationalistes, populistes, anti-européennes et xénophobes n'est pas étonnant, mais peut-être n'est-il pas totalement étranger au sursaut des électeurs polonais qui, à l'automne 2023, se sont rendus massivement aux urnes pour leur barrer la route.
Agnieszka Holland a fait un film qui restera comme un témoignage d'un épisode de la vie de la démocratie polonaise confrontée à une tentative de déstabilisation par deux voisins qui ne lui voulaient pas du bien. Il restera également un des rares films qui montrent ce à quoi toutes les démocraties risquent d'être confrontées dans les années à venir et qu'il faudra alors trouver en nous les ressources pour nous y opposer.