En pleine guerre froide, l’URSS ronge son frein de voir Hollywood sortir en grande pompe, sous la direction de King Vidor, sa version de Guerre et Paix. Il est temps de prendre sa revanche, et de donner une leçon sur ce que mérite un tel sommet de la littérature nationale. L’adaptation du roman de Tolstoï, à l’occasion du centenaire de sa parution, sera donc historique et monumentale. Quatre ans de tournage, un budget qui, ramené à l’inflation actuelle, reste le plus important de l’histoire du cinéma, pour un film mobilisant jusqu’à 120000 figurants, le tout pour une durée atteignant les 7 heures.
Les superlatifs abondent ainsi de tous côté, pour une œuvre qu’il faut resituer dans son contexte, puisqu’elle est évidemment largement soutenue par les autorités, et que l’exaltation de la grandeur, la puissance et la résistance russe à l’envahisseur sont à mettre en écho avec une actualité tendue. Mais la fidélité au texte et la liberté créatrice données au réalisateur Sergueï Bondartchouk occultent assez rapidement ces conditions de production. Guerre et Paix est tout simplement un très grand film, qui, ironie suprême, obtiendra à Hollywood l’Oscar du meilleur film étranger.
La grandeur est d’ailleurs l’une de ses thématiques premières : celle de l’élite d’une nation qui voit arriver la guerre avec une relative insouciance, et contrebalance la menace par des bals, des opéras ou des beuveries animées. Un groupe hors-sol allant d’illusions en déceptions sentimentales, de manigances en vanités diverses, et dans lequel les plus méritants se tortureront à l’idée de donner un sens et une réelle noblesse à leur âme.
Guerre et Paix est bien entendu avant tout un roman historique, et c’est sur cet aspect que le film frappe d’emblée : les scènes de bataille (Austerlitz, mais surtout Borodino) sont parmi les plus incroyables jamais filmées. De par les moyens alloués, évidemment, les milliers de fantassins s’étalant à perte de vue dans la profondeur de champ d’un vaste 70mm, ou de la reconstitution de Moscou grandeur nature pour mieux l’incendier. Le chaos est d’une ampleur sans pareille, et nourrira en profondeur la réflexion visant à comparer la guerre argentique aux foules numériques qu’on nous propose depuis 20 ans. La sortie imminente du prochain Napoléon de Ridley Scott le permettra sans doute… Un argument à l’encontre de l’argentique concernera le traitement des chevaux, dont certains sont clairement sacrifiés à l’image, genre de séquences qu’on est assez soulagé de ne plus voir aujourd’hui.
La caméra, télécommandée ou attachée à des câbles, vole littéralement au-dessus du champ de bataille, s’immerge dans les mouvements de foule, altérant entre la vision épique – et enthousiasmante – du grand spectacle (plongée sur les mouvements de troupe, cavalcades de chevaux sans cavaliers, travellings traversant les fumées des canons) et la mise en forme éprouvante du chaos et de la barbarie. Mais elle sait aussi épouser la juvénile émotion d’une adolescente faisant son entrée dans le grand monde, pour le plus beau bal jamais filmé à l’écran, dans un crescendo ahurissant qui convoque autant le raffinement du Guépard sur la folie visuelle d’un Marcel L’Herbier faisant voler sa caméra au-dessus des espaces clos dans L’Argent.
C’est là que le film prend tout son intérêt : son budget et son caractère académique ne mènent pas au classicisme figé (hollywoodien, appelons-les choses par leur nom) attendu. Le film de Bondartchouk, de ce point de vue, met aussi le public international en lien avec l’âme russe cinématographique, par un formalisme débordant et vivace. On retrouve ainsi la vivacité de Mikhail Kalatozov, voire la ferveur de Serguei Paradjanov dans cette manière d’emmener la caméra de la terre au ciel, de jouer sur les surimpressions, de composer des tableaux et d’aller, d’une façon générale, chercher un sens plus profond dans les paysages. La quête poétique de **Bondartchouk **est en phase avec celle de ses personnages, qui, même en temps de paix, poursuivent la danse par les mouvements de leur âme ou de leur cœur. Split screen, doubles focales, exacerbation du son (ces gouttes de fontaines aux allures de bande originale angoissante lors de la rencontre embarrassé d’un couple qu’on essaie d’arranger), chaque séquence déborde d’inventivité. Sur ce principe de l’osmose, la caméra se trouve en prise directe avec les matières : encombrée de voile, de buée, d’étincelles, inondée ou même enterrée, dans des transitions folles à renforts de cristaux sonores qui accompagnent la déraison d’une protagoniste. Au risque, par instants, d’en faire un peu trop : quelques filtres de couleurs, des maquillages exacerbés ou des expériences de caméra subjectives, comme celle du loup par exemple, un peu dispensables.
Au-delà de l’ampleur du récit historique, les 7 heures de métrage permettent des réflexions sur la mort et le sens de l’existence qui ponctuent une vie organisée comme une cérémonie presque permanente, entre bals, chasse au loup, carnaval ou virée en traîneau dans la neige. De ce point de vue, le travail très diversifié sur la voix off balance entre la narration classique et les différentes incursions dans les subjectivités des protagonistes est assez passionnant, et tente de garder la profondeur littéraire de l’œuvre qu’il adapte. Et lorsque l’oisiveté réelle s’installe, l’immanence d’une nature panthéiste prend ses droits, dans une imagerie qui n’est pas sans annoncer le cinéma de Malick, par l’attention accordée au ciel ou à la lumière jouant dans un chêne.
Car dans ce récit de fureur, de destruction et de cendres, la véritable issue n’est pas dans la défaite des uns ou la résistance des autres. Au-delà du champ de bataille, c’est un compagnon de cellule connectant Pierre avec le peuple. Au-delà des flammes sur la capitale, c’est une foule d’hommes nus courant se baigner dans l’eau scintillante du matin. Tolstoï a certes écrit les pages de l’Histoire de son pays, mais aussi, et surtout, celle d’individus qui, dans l’épreuve, prennent la mesure de la mort, de ce que signifie réellement l’amour, à l’écart du pouvoir, de la séduction ou de la domination ; de la valeur vibrante et informulée de la vie, en somme.
NB : s’il fallait encore défendre la salle, film vu lors d’une séance marathon au Max Linder Panorama à Paris, dans sa version restaurée. Expérience inoubliable pour un cinéma, dans tous les sens du terme, à l’ancienne, et qui n’a très clairement rien perdu de sa superbe.