Optical Malady
Michael Mann affirme désormais clairement sa singularité, et par conséquent divise la critique de façon assez radicale. Les acquis à sa cause y décèlent la patte d’un auteur hors norme, se jouant du...
le 29 mai 2015
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A peine le héros est-il désentravé, sorti de prison sous conditions, qu'il se retrouve sur le tarmac d'un aéroport à se demander s'il ne ferait pas mieux de fuir maintenant plutôt que de remplir ce dernier contrat. Le soleil, dans cette scène, est à son zénith. Nicholas Hathaway s'arrête de marcher. Il prend le temps de réfléchir, contemplatif, posé. Dans Heat, au contraire, l'enjeu classique chez Mann du "en finir pour être libre" n'introduit pas le film, il le conclut, quand Neil McCauley, à l'instinct, donne un coup de volant et s'éloigne de l'aéroport. On sait où et comment il finira.
"A quoi cela rime de mourir en bout de piste ?" Nick, sur la piste d'envol de son histoire, doit se poser la question. Michael Mann, aussi.
Woo-Mann : Chine-USA
Frisson. Dès la première seconde, on l'attendait ce plan-signature (comme les colombes dans un John Woo) : Michael Mann décadre à l'extrême le visage de "Ghostman" vers la droite pendant que ce dernier scrute encore, désarmé et désarmant, l'au-delà de la piste, vers lequel finalement il n'ira pas. Ce choix de "départ" heureux envoie des signaux (de détresse) très contradictoires. Le langage cinématographique de Mann, très codifié, est là, mais l'on sent maintenant que quelque chose ne tournera pas comme d'habitude dans la mécanique huilée, chromée, qui conduit, d'une manière ou d'une autre, ses personnages fantomatiques à la disparition. Car, cet au-delà vers lequel s'était mis à courir Neil McCauley dans Heat, chef d'oeuvre indépassable pour beaucoup, car "mortel", Nicholas Hathaway le refuse cette fois. Aussi parce que, du début à la fin, il est accompagné... d'une femme. Le tragédien Mann menacerait-il de se trahir avec une happy end ? L'embarquement pour Hong Kong n'était pas innocent, là où The Killer de Woo (son "Heat" à lui) fut tourné, là aussi où Woo revint pour se ressourcer après avoir livré, pieds et poings liés, cinq films à Hollywood, USA.
Les deux cinéastes cultes, l'un Chinois, l'autre Américain, ont le même problème, le même ennemi intime : la prévisibilité du style qui, pour des "tueurs" pareils, pose évidemment le problème de l'oeuvre qui tourne en rond, binaire et sans surprise... Le méchant hacker utilise les lignes de codes écrit des années plus tôt par le gentil hacker. En filigrane, comment Mann va-t-il pouvoir se sortir de son propre "logiciel" cinématographique ? En se retrouvant, en se dépassant, en se tuant.
Un gigantesque simulacre...
Mann a sciemment laissé entré dans son film "le ver" d'un romantisme fleur bleue. La décision d'engager Chris Hemsworth, prisonnier lui-même de son personnage de Thor, pour incarner son héros a pu faire ricaner : le beau gosse, blond aux yeux bleus, super musclé, bref le hacker physiquement le plus improbable, à moins qu'il soit la projection fantasmée du "geek" comme on se l'imagine (un type dont les tablettes de chocolat sont surtout à côté de son tapis de souris), évoluant dans un film qui se réserverait - c'est obligé - quelques scènes à la Call of Duty online (c'est le cas !). Hemsworth, anagramme imparfait de "the worms", les vers - il y a un "h" en trop, h, comme hacker... C'est vrai, ll n'y en a pas qu'un, des vers, dans Blackhat (je laisse aux critiques les plus dures le soin de les déterrer). En effet, et plus que jamais, tout relève du simulacre. Mann, pas dupe du tout, joue avec ses propres "éléments de langages", ses singulières "lignes de codes" ou "de conduite". Il devient excessif, il veut "éclater" toutes ses obsessions filmiques, tous les thèmes qui lui sont chers, à grand coup de marteau (en étain ou de Midgard), ou avec n'importe quels autres outils de bricolage (si vous voyez, vers la fin, ce que je veux dire). Dès lors, sa mise en scène, addictive, se consume pendant que nos yeux la consomme, dans une sorte d'incandescence "terminale". La dernière cigarette du condamné.
...ou la quintessence de son cinéma ?
Alors, oui, tous les composants du cinéaste sont là. Reste à les souder : l'immersion dans ces villes-mondes tentaculaires et hypnotiques ; l'efficacité de tueur à gage quand Mann dégaine, sans trembler, des champs/contrechamps à la précision imparable ; la sécheresse lourde des armes de guerre, frappant par vague l'oreille du spectateur médusé ; et puis, évidemment, cette quête de liberté d'un homme à jamais prisonnier de ce qu'il est et de ce que l'on veut qu'il soit : une figure iconique, donc tragique (ou inversement), jusqu'au bout sur le qui-vive, épiant, épié...
Mais le dénouement heureux pirate quelque peu l'oraison funèbre que Mann dès "la scène du tarmac" hésitait encore à s'adresser à lui-même. Rest in Peace, R.I.P. Heat : l'usage d'armes blanches pour en finir, plutôt que revolver en main ; volonté du héros de "prendre en lâche" son adversaire, plutôt que d'accepter un duel de cow-boys réglos ; on ne rejouera pas la scène de Neil McCauley, ensanglanté et mourant, tenant la main de Vincent Hanna.
Dans Blackhat, l'extrême distance séparant les deux ennemis virtuels se réduit absolument dans la proximité du sang qui doit couler. Or, il y a cette femme, virale, "l'anti-Veuve noire" de la NSA, réelle, belle, intelligente, bienfaisante, qui vous ôte le goût de la mort tragique, qui ne veut pas être... veuve. Elle veille, et passe, prévoyante, par la pharmacie acheter tout ce qui pourra cautériser les plaies inévitables de son grand amour, et empêcher la déchirure d'un autre deuil. Et Mann se sauve ! Il a saigné/signé ce film de tout son style, il méritait de s'envoler, de reprendre ses distances. Mystère de l'homme et du cinéaste qui se panse/pense derrière une caméra.
Contre l'envie de refaire un Hit/Heat
Tailladé par la critique (injustice totale), exp(l)osé dans toutes les salles, ce film d'un cinéaste des solitaires tragiques, des fantômes, des "Ghostman", fuyant la lumière, étend plus que jamais son aura dans l'univers de plus en plus synthétique et "mal écrit", ou "trop codé", du 7ème Art. Il recouvre pour autant d'un linceul sa propre noirceur, quand Nick (comme nickname) face à son ennemi (l'homme qui ne sait qui il est lui-même) choisit pour nom d'emprunt... "Casper".
Pression. Heat.
Gentiment donc, Mann nous dit qu'après ce spectral Hacker (Blackhat), il est en droit de débrancher, de se déconnecter de son propre cinéma : il a tenu parole, respecter "le deal" (ou presque), tout en se ménageant - rusé - une porte de sortie honorable avec écrit au-dessus "Liberté artistique". Bien sûr, et c'est le prix de leur survie, il est condamné comme ces héros à être surveillé, attendu, mis sous pression, à devoir rendre des comptes à ses producteurs pour obtenir des budgets (on les entend, oppressants, les producteurs : "fais nous un hit", et les fans, "refais nous un Heat").
Où s'envolera-t-il ?
Ce billet à destination d'un pays cinématographique inconnu, il le prendra pour lui, pour savoir qui il est vraiment, et ce choix se fera fatalement contre nous (dilemme mannien par excellence, car sans spectateurs que peut-il être ?). Cela faisait six ans qu'on attendait son retour. Sûr qu'il nous fera le coup de disparaître des radars pour de (trop) longues années encore. Et puis, il réapparaîtra sans coup férir. On guette déjà son come-back, la nouvelle "mise à jour" d'une oeuvre qui s'est toujours écrite au crépuscule. Entre chien et loup.
Pour ma part, seul derrière mon écran, je m'autoriserai en tapant un "return" équivoque, à répéter en paix sur la toile un même cri de peine et de joie mêlé : "Michael Mann est mort, vive Michael Mann !"
Prochaine critique : "The Crossing" de John Woo, cinéaste à la croisée des chemins (lui aussi)
Créée
le 27 mars 2015
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