J’avais jusque-là été habitué par les films de Bruno Dumont aux paysages des campagnes du Nord et de la côte d’Opale, à cette relation organique qu’entretient son cinéma avec un territoire qui lui coule littéralement dans les veines. Il y aurait d’ailleurs tant à dire sur sa manière d’avoir fait de cet environnement natal le matériau primaire d’une esthétique qui n'appartient qu'à lui, ancrée dans des gueules et dans des terres où rode une force, une présence mystique autant malsaine que sublime.
Dans Hadewijch, Dumont s’éloigne de ses lieux fétiches pour installer sa caméra dans des lieux plutôt clos, où l’œil n’est pas invité à prendre l’air pendant de très longues séquences, sinon des films presque intégralement (je pense ici à Flandres par exemple) tournés en extérieur. Pour filmer l’histoire de Céline, Dumont a choisi de réduire les angles et serrer ses prises de vue dans un cloître au départ, puis dans le cadre urbanisé de Paris, une église, la prison, les tours en banlieue… Pourquoi ? Peut-être pour souligner l’impossibilité d’une ouverture dans l’esprit et la vie de celle qui n’est pas encore tout à fait une femme, mais qui n’est plus une petite fille. Sa démarche un peu gauche, pataude, agit aussi en contraste de ses origines sociales très favorisés sursoulignés par le faste baroque de l’immense hôtel particulier (tiens tiens encore un intérieur) sur l’île Saint-Louis, à la fois l’endroit au centre de « tout », mais aussi le plus imperméable à ce même « tout » qui compose le réel. Nous apprendrons dans le film que le papa de Céline est ministre ou diplomate, Dumont profitant au passage pour établir un lien direct entre politique et patrimoine immobilier. La mère, elle, s’emmerde et délaisse sa fille livrée à elle-même dans le cœur de la capitale. On pourrait se dire que Céline comble le vide affectif de ses parents par son amour du Christ, mais ce serait beaucoup trop simple de n’en rester qu’à cette surface.
Car si le cadrage et le décor détonnent dans sa filmographie, le cœur du sujet du film est totalement en prise avec l’une des principales marottes du cinéma dumontien, à savoir le rapport au sacré, à la sainteté, à la foi. De la foi, il en est beaucoup question dans Hadewijch, puisque le film commence quand Céline se fait virer du couvent en raison d’un excès de zèle dans sa pratique religieuse. « L’abstinence, pas le martyr » lui dira d’ailleurs la mère supérieure en guise d’ultime avertissement. Céline souffre, psychiquement et physiquement, d’un excès, d’un trop plein de foi qui n’entre pas dans le cadre très spirituellement normé et codifié de la règle religieuse pour laquelle la jeune femme est une menace. Éjectée d’une communauté où elle aurait dû avoir sa place, Céline doit retourner vivre dans le « siècle » pour développer une mystique qui lui est propre, en dehors des clous, sans aucune théorie, basée sur une connexion étroite, esthétique (le concert dans l’église, la psalmodie de l’imam), quasi physique avec Dieu qui échappe totalement au spectateur, mais également aux autres personnages. Et c’est justement pour ça qu’Hadewijch est un grand film : parce que Céline est un personnage impossible qui s’est planté d’époque, qui échappe totalement à notre rationalité matérielle et la fatigue de nos croyances. Alors que reste-t-il à Céline pour trouver sa place et assumer son destin ? Comment faire de ce trop plein de foi un moyen d’exister. La liaison avec un islam politique aux contours flous (tout est toujours flou chez Dumont, et c’est tant mieux) lui offrira cette possibilité par le biais d’une petite cellule terroriste qui ne demandait pas meilleur soldat que cette jeune fanatique de Dieu, le tout sans verser dans la caricature d’un endoctrinement, d’une manipulation, qui nécessiterait forcément une transformation physique ou pire, vestimentaire. Céline n’attend qu’une chose : que la puissance de sa foi, et peu importe d'où elle provient, se matérialise par la puissance d’un acte spectaculaire, que celui-ci ébranle, crève, explose littéralement le réel pour enfin naître au monde, montrer réellement ce qu’elle est. Jusqu’à la rédemption finale, au grand pardon (la grande quête du cinéma de Bruno Dumont) dans une magnifique scène finale où, juste avant l’arrivée des flics, Céline tombe dans les bras du récidiviste en réinsertion incarnée par le regretté David Dewaele, le futur tenant du rôle principal de l’immense Hors Satan, où Dumont s’intéressera une nouvelle fois à une figure mystique en dehors des sentiers balisés de la foi.