Vive le jambon !
Ham on Rye est un film qui, dans le genre très balisé du coming of age, arrive à jouer avec les images et les clichés habituels. On ne sait jamais exactement ce que l'on regarde, le film commence...
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le 25 juil. 2022
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Ham on Rye est un film sur le mystère et la difficulté de la fin de l'adolescence. Tourné dans un quartier résidentiel de Los Angeles, il rend compte des singulières façons d'interagir de la jeunesse californienne, et fait part, avec un langage très visuelle, d'un récit allégorique sur cette étrange période de l'existence. Le réalisateur, Tyler Taormina, donne une grande importance à l'image dans sa narration, tellement que le film paraît très ouvert à l'interprétation — quoique certaines séquences soient relativement explicites.
Le film s'ouvre sur une étrange séquence où des mères jouent avec leurs enfants dans un parc, près d'un vaste étang. La caméra chavire, saute d'un plan à l'autre sans intention narrative, comme si elle capturait quelques souvenirs épars d'un simple moment de vie. Le ciel est d'un bleu agréable, la lumière est épurée vers le blanc, comme l'image qui restera très claire tout le long de la projection. On profite de la très belle photographie, du regard de quelqu'un qui prend le temps de s'arrêter et qui observe autour de lui. Cette même séquence clôturera le film, mais entre temps, beaucoup de choses auront changé.
S'en suit une séquence où s'agitent robes, chemises et vestes, où des adolescents se dirigent vers une mystérieuse célébration. Le réalisateur dresse une galerie de portraits d'adolescents, montre en très peu d'interactions les dynamiques relationnelles qu'ils entretiennent (la fille téméraire et extraverti qui provoque la timide ; les garçons qui discutent abstraitement de sexe, comme ils considéreraient une question scientifique ; les bad boys qui se déchaînent sur de la musique à plein volume dans une voiture qui zigzague, etc). L'attitude des parents comme des enfants suggèrent l'importance de l'évènement (cris d'excitation de mères émues par la beauté de leurs filles ou sermon d'un père anxieux ; adolescente coquette qui souhaite faire impression en arrivant plus tard que tout le monde). Le réalisateur, en passant d'un groupe d'adolescents à un autre, dans un style quasi documentaire quoique de nombreux comportements confinent à l'étrange, nous fait adhérer à cette lente progression vers l'accomplissement d'un rituel initiatique. Et l'on sent que ce qui se passera ne sera pas sans conséquences : certains essaient de se distinguer (la même adolescente coquette témoigne nonchalamment à ses amies saintement vêtues de son envie d'aller chier, et la satisfait en pénétrant dans une maison inconnue), d'autres mettent à l'épreuve la résistance de leurs camarades (un échalas aux longs cheveux interroge une adolescente sur des insultes proférées dans son dos, qui expédiera un sublime coup de poing dans le visage de son contempteur ; les scientifiques du sexe forment divers partis sur la réalisation existentielle ultime que serait la reproduction sexuée, jusqu'à ce que l'un d'entre eux défaille), tous se jettent des regards circonspects et espiègles, se toisent, s'appréhendent ; bref, tout concourt à évaluer sa valeur au contact des autres.
Leur point de convergence n'est autre qu'une sandwicherie de quartier, du nom de Monty's. Ils y pénètrent dans leur appareil de noce et commandent le plus platement du monde des sandwichs et des frites. Les plans sur le hachoir à viande, les bruits de mastication, les doigts gras qui flottent au dessus des beaux vêtements invoquent plusieurs imaginaires propres à la sexualité : la souillure, la gourmandise, la vulnérabilité de la chair nue... Une fois qu'ils ont terminé leur collation commence un étrange jeu de cours de récréation : les garçons se positionnent tour à tour au milieu de leurs camarades mis en cercle, tournent sur eux-mêmes, s'arrêtent. Le pouce levé d'une jeune femme indique une victoire, et le couple ainsi formé se dirige vers une arrière salle de la sandwicherie. Le jeu continue jusqu'à ce qu'il n'en reste aucun. Une adolescente que nous suivrons plus longuement, Haley, déserte cette érotique farandole quand son amie lui dérobe le garçon auquel elle était sensible.
Tout ce qui s'en suit est aussi chaste que mystique. Chacun interprétera comme il l'entend cette boule de lumière blanche qui rayonne dans l'entrepôt de Monty's. Les élus semblent vivre des moments de grâce et de béatitude. Ils se prennent en photos, se filment, et quittent les lieux plein d'un bonheur sublime, se volatilisant sous les clartés rouges et violettes de fin d'après-midi.
À bien des égards, cette mystérieuse ascension incorpore tout ce que l'on traverse à l'issue du lycée : émancipation des uns et des autres, découvertes ou questionnements pressants de la sexualité, disparition de beaucoup, partis faire leurs études dans d'autres régions, sentiment d'irréalité, d'évanescence de ce qu'a été l'existence jusqu'ici. L'acmé fascinant que fut le rituel chez Monty's a pourtant coûté son prix de sang, plusieurs jeunes gens l'ayant trouvé insoutenable, d'autres en ayant été tout simplement exclus. Haley fait partie de ceux-là. Avec elle, un jeune homme meurtri d'angoisse abandonné par ses camarades au beau milieu d'une rue (un des scientifiques du sexe évoqués précédemment), que sa mère récupérera, troublée de honte, son enfant s'étant par un concours de circonstances caché aux spectateurs fracturé la jambe en essayant de rentrer chez lui. La caméra se pose tour à tour sur les éclopés du passage à l'âge adulte : en particulier sur des figures plus âgées, telles que l'employé de Monty's, un jeune guitariste désabusé qui prépare les sandwichs, ou ses camarades, un loubard viril et un zouave maigrelet, détournant l'un et l'autre le regard des troubles qui ont marqué leur vie depuis cet indicible échec. Nous les observons rôder dans la nuit, tels des prédateurs dans une jungle sans proies, dont l'apparente bestialité manifeste plus de vulnérabilité que de force (je me réfère notamment à leur « épique » traversée de la chaussée en hoverboard). L'un est un lion qui ne pense plus, et l'autre une hyène qui ricane du moindre fait de l'existence. Ils se rendent à une fête où ils retrouvent d'autres grandes âmes blessées. Pourtant le film n'appelle ni à la compassion ni à la tristesse, persiste simplement une sorte de silence, la sensation d'avoir vécu quelque chose qui ne trouvera pas d'explication.
Parallèlement, nous continuons de suivre Haley. Elle demeure dans un état d'hébétude, tâche de contacter ses amies d'alors sans succès. Plusieurs scènes symboliques marquent son retour au domicile familial : lors d'un appel téléphonique du père à son aîné parti étudier à l'université (appel davantage salutaire pour les parents que pour leur fille, le père tâchant de raviver l'exemple à suivre dans l'esprit de son enfant), le premier utilise un langage très sibyllin ( « Hayley va rester avec nous quelques temps », «nous lui avons offert un aquarium, et toi, comment vas-tu ? »), tandis que le second ne l'entend pas à cause d'une mauvaise réception. Une autre scène très courte : un bouquet de ballons d'hélium flotte dans la chambre de l'adolescente ; l'un se détache et se heurte au plafond. Elle peut s'interpréter diversement : le détachement du bouquet comme l'émancipation du groupe, dont la conséquence paraît sans issue.
Le réalisateur conserve pourtant, durant cette seconde partie, un style très doux et vaporeux. Les séquences sont ponctuées d'humour léger (un personnage ésotérique et chevelu, qui parle tantôt de l'origine des mathématiques, tantôt d'autres phénomènes abscons qui ne me reviennent plus en mémoire, ressurgit fréquemment ; et il est gentiment amusant de voir l'attitude des trois fauves dissoner avec la trivialité de leur errance).
Finalement, Haley rejoint l'espace vert et le point d'eau sur lesquels s'était ouvert le film. Les mères s'occupent encore de leurs enfants qui batifolent, dans l'ignorance de tout ce qui vient de se passer. Haley demeure troublée jusqu'à ce que, s'allongeant dans l'herbe en face de l'étang, elle aperçoive sur la rive opposée une jeune femme en maillot de bain blanc, prenant un bain de soleil et paraissant loin des troubles, des pensées confuses, de l'inquiétude. La dame du lac la ramène au présent et, sans ajouter aucune image à son propos, le film se conclue.
Créée
le 20 déc. 2021
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