Sound & fusion
Tout connaisseur de l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul sait qu’il ne faudra pas se laisser abuser par les apparentes nouveauté de son dernier film pour attendre de lui un brutal changement de...
le 19 nov. 2021
52 j'aime
13
Memoria, autant le dire d’emblée, n’est pas une expérience cinématographique qui plaira à tout le monde. Le développement est lent (à peine pourrait-on parler de rythme) ; la caméra conserve une fixité impénétrable, sur des plans résolument contemplatifs, ou sur d’autres qui participent directement de la narration mais qui, autant exposés, créent en soi une sorte de vertige (voire de nausée) ; l’intrigue est presque inexistante ; le sujet oppressant.
Mais, pour qui ne souffre pas de ces quelques partis pris, l’expérience proposée par Apichatpong Weerasethakul est radicale et bouleversante. Dans ce qui suivra, plusieurs scènes seront décrites, ce texte se voulant moins une critique qu'un commentaire. Néanmoins, rien de préjudiciable au visionnage : il s'expérimente en salle de cinéma, et la lecture ne saurait lui enlever quoi que ce soit.
Nous suivons l’errance de Jessica Holland (Tilda Swinton) en Colombie : réveillée un matin par un terrible bruit sourd, bruit comparable à un puissant choc sur la tête, ou à une violente chute sur un bloc de métal, elle perd contact avec une part d’elle-même, entretient un rapport de plus en plus détaché avec le reste du monde. Elle marche de lieu en lieu, dans une grande agglomération moderne qui ne cause en soi aucune impression sinon de vide, même si constamment traversée, elle rend visite à une amie prostrée sur un lit d’hôpital, qui lui raconte un rêve étrange dans lequel un chien meurt, elle discute avec un camarade professeur de musique dans une université, qui s’inspire d’elle pour composer un poème sur les champignons, elle reçoit les explications d’une anthropologue sur le squelette millénaire d’une jeune femme, dont le crâne a été percée afin de compléter un rituel mystique, et les interactions se poursuivent de la sorte, dégageant familiarité et incompréhension. Deux rencontres sont déterminantes, toutes deux avec des prénommés Hernán : un ingénieur du son, ancien étudiant du professeur de musique, qui l’aide à reconstituer le bruit sourd du réveil ; un vieil homme reclus, écaillant des poissons au bord d’une rivière et disant la connaître, qui lui confie avoir une infaillible mémoire. Ces personnages, plus humains que les autres, sont pourtant les plus fantomatiques. Ils accompagnent Jessica dans la résolution de son trouble : le bruit qui est d’abord pris pour un fracas de chantier — et pour lequel elle nourrit néanmoins une subite obsession — s’avère être un bruit intérieur, une énigmatique résurgence du passé. L’homme à la mémoire millénaire lui rendra son souvenir — quoiqu’il prétende le contraire. La hantise ne se terminera jamais véritablement, contaminera au contraire les lieux, les gens, le temps.
À bien des égards le film m’a fait penser à l'œuvre des romanciers et nouvellistes d’Amérique latine. Dans de nombreux récits (je pense à ceux de Garcia Marquéz, de Cortazar, de Bioy Casares ou de Borges) le fantastique surgit du quotidien, se manifeste dans des interstices visibles par quiconque connaît un moment d’égarement. L’égarement de Jessica Hollande est durable, et le fantastique, dans Memoria, surgit tout le temps. C’est précisément le retrait de la protagoniste qui le rend visible : tantôt nous en partageons la vision avec elle, tantôt il nous apparaît alors qu’elle y est aveugle. Des éléments narratifs décontenancent : une disparition, une invisible tribu autochtone qui jette des malédictions, un homme en qui repose toute la mémoire du monde, etc. Mais le plus souvent, c’est la dissonance qui règne entre Jessica et le reste du monde qui suggère la magie et le surnaturel : un chien errant au milieu de la ville devient une sombre curiosité dans son regard, elle le guette, tente de s’en approcher, l’étrangeté de son comportement gagnant progressivement la bête ; des musiciens, isolément absorbés dans leur pratique, paraissent évoluer chacun dans une réalité alternative tandis qu’elle les observe derrière des portes insonores et vitrées ; l’impassible fixité de son attitude dans des lieux où la vie sans cesse s’affaire interroge sur la nature de l’être, sur celles de l’action et de la contemplation, sur l’immuable séparation qui semble régner entre les deux — là où précisément le spectateur a envie de s’engouffrer.
Ces univers alternatifs se concrétisent parfois en œuvres d’art : tableaux, statues et installations d’art contemporain sont les sujets de nombreux plans. Filmés longuement — comme toute chose dans ce film, me dira-t-on — elles appellent d’abord à la contemplation, puis elles interrogent sur leur présence, sur leur étrangeté, sur la nature des lieux dans lesquels elles sont exposées (qu’elles soient sur des places publiques, dans des musées ou des salles universitaires, le long de couloirs d’hôpitaux). Le fantastique s’y concentre magnétiquement. La mise en abîme forcée du spectateur — mise en abîme très explicite lors d’un concert de jazz où la caméra embrasse frontalement les spectateurs fictifs — le sort de l’expérience artistique, lui fait jauger sa magie et la met en rapport avec l’apparente vacuité de l’existence. S’en dégage quelque chose d’ineffable et de mystique.
Le plus étonnant pourtant demeure la ville — et plus précisément ses intérieurs. Le réalisateur s’attache à rendre des vues omineuses de ces grandes structures de béton ; la caméra devient un œil qui conçoit de l’étonnement, de la fascination pour ces édifices qui paraissent acquis aux foules qui les traversent. Weerasethakul leur ôte ce qu’ils ont d’évident, les dévêt momentanément de leur fonction : advient alors l’idée que les activités dont ils sont le siège (soins, recherches et études, circulation) s’y sont greffées après coup, qu’ils ont été découverts et occupés d’une façon arbitraire, mais que quiconque les observe avec un détachement suffisant prend conscience de leur véritable nature : ce sont des ruines. Le tour de force de Weerasethakul, c’est d’avoir fait de la ville moderne un assemblage de ruines. Et le regard qui dure sur ces curiosités architecturales se pénètre peu à peu du souffle qui les traverse. Les ruines respirent, et elles nous entraînent vers leurs inscrutables confins. Mais la fixité de la caméra prévient cette exploration, la contient en puissance, suggère que ce dont nous avons l’intuition et que nous cherchons à vivre se trouve au-delà de l’image.
Enfin, le bruit. Il est pour ainsi dire le leitmotiv du film. Il rappelle au surnaturel, noue Jessica à la magie et à l’étrange, se resserre autour d’elle, l’habite, l’emprisonne, la tire vers un invisible passé. Il résonne douloureusement dans les poitrines du public, littéralement : l’intensité étant telle qu’à chaque occurrence, il donne l’impression de recevoir un coup de couteau. Il se manifeste sans logique apparente ; néanmoins, à chaque fois que Jessica tente de reconnecter avec ses semblables, il survient. Il partage le rôle d’avertissement et d’impératif. À mesure que le film progresse, Jessica se l’approprie. Choquée d’abord, plongée dans une torpeur qui la fige et qui suspend son regard, elle apprend à l’encaisser, investigue silencieusement sa mécanique, l’étudie comme un parasite dont il lui faut soit s’accommoder, soit trouver la veine secrète et la trancher. Sa violence contraste avec la vapeur du réel : plus elle se plonge en elle-même, plus le réel paraît lâche et distendu, et plus le bruit devient une nécessité : battement d’un cœur caché et écho du pas à venir. Belle illustration de la résurgence traumatique.
Créée
le 6 déc. 2021
Critique lue 153 fois
D'autres avis sur Memoria
Tout connaisseur de l’œuvre d’Apichatpong Weerasethakul sait qu’il ne faudra pas se laisser abuser par les apparentes nouveauté de son dernier film pour attendre de lui un brutal changement de...
le 19 nov. 2021
52 j'aime
13
Memoria d’Apichatpong Weerasethakul vient de faire son entrée dans la Compétition du Festival de Cannes 2021. Avec son style habituel aussi ésotérique que tellurique, il place la barre très haut,...
Par
le 19 nov. 2021
32 j'aime
3
Le cinéma est un art aux conceptions diverses, un art multiple, entre ce qui s'apparente à du théâtre filmé ou à de la littérature, ou au contraire une idée bien plus visuelle de l'art, un mélange...
Par
le 19 nov. 2021
30 j'aime
53
Du même critique
Ham on Rye est un film sur le mystère et la difficulté de la fin de l'adolescence. Tourné dans un quartier résidentiel de Los Angeles, il rend compte des singulières façons d'interagir de la jeunesse...
Par
le 20 déc. 2021
Memoria, autant le dire d’emblée, n’est pas une expérience cinématographique qui plaira à tout le monde. Le développement est lent (à peine pourrait-on parler de rythme) ; la caméra conserve une...
Par
le 6 déc. 2021
L'intrigue en quelques mots. Jenny Davin est un jeune médecin qui exerce à Liège, dans le cabinet d'un confrère parti à la retraite, et qui s'apprête à le quitter pour une maison de santé plus...
Par
le 6 oct. 2021