Les hommes naissent et demeurent perturbés en sexe.
Je me méfie toujours des films de destins croisés. C'est sûrement le côté omniscient qui m'y dérange, ça fait joujou, les scénaristes s'amusent, « c'est fou les hasards de la vie, et puisque nous allons faire un film de fiction, admirons-les de là-haut ». Et puis, derrière ce qui pourrait être vu comme une ambition démesurée (mon côté chrétien malgré moi : pas bien de vouloir prendre la place de Dieu le papa), en général, ça finit en bouée percée, on coule parce que c'est extrêmement difficile de faire quelque chose de ce qu'implique un scénario en destins croisés.
Pourtant, avec Happiness, cela est réussi : le film jongle parfaitement entre les scènes-sketches et la trame plus générale, liée autour d'une thématique unique, la frustration sexuelle, ce qui évite d'avoir la sensation de regarder un film dispersé, parlant de trop de choses, et finissant par ne rien en dire. Chaque scène, donc, ressemble à un petit court-métrage en soi, et en même temps s'aligne complètement avec le reste du film. Je n'ai jamais trouvé aussi juste la métaphore des perles qui s'enfilent sur un collier.
S'il fallait faire un synopsis du film, ça donnerait : « une dizaine de personnages, sexuellement frustrés, tentent d'affronter leur frustration ». Joy, l'artiste incomprise, a besoin d'être décoincée. Billy, le garçon de 11 ans, veut jouir. Allen, le gros libidineux, cherche à parvenir à affronter ses fantasmes « en vrai ». Etc. Comme souvent lorsque des sujets « tabous » sont évoqués (ce n'est pas parce qu'on ne fait que parler de sexe, dans notre société, qu'on en parle vraiment), on sent naître en soi un désir voyeuriste, légèrement malsain (déjà que regarder un film n'est pas sans lien avec le voyeurisme). En tout cas, c'est ce que j'ai ressenti, et c'est également l'universalité des problèmes sexuels qui m'a amenée à trouver d'emblée ces personnages à la fois pathétiques et sympathiques.
Ils sont caricaturaux. La coinços, le gros porc, le puceau, le dérangé... on a vu plus brillant, au niveau de la caractérisation. Et pourtant : Todd Solondz évite le risible par sa façon de mener les scènes. Il a le génie du retournement. Il prend son temps, et part toujours du caricatural pour aller vers ce qu'on n'aurait jamais imaginé, ou ce qu'on n'osait imaginer. Cela tient même de la manie, et vous pourrez le constater en regardant le film, combien chaque scène finit par dérouter complètement l'imagination. Des rapports de force que l'on croyait bien ancrés peuvent s'inverser au détour d'un simple mot.
L'une d'entre elles est particulièrement marquante, et dérangeante. Bill est pédophile, et il a un fils. Un jour, celui-ci l'interroge. Le père répond, et on comprend qu'il s'est décidé à dire la vérité. Dès lors, la question qui se pose est : jusqu'où va-t-il aller ? Le gamin insiste, le père répond. Finalement, la scène s'arrête de façon géniale, admirez : le père, après avoir raconté un tas d'immondices que son fils n'a qu'à moitié comprises, emploie le mot « fuck », et c'est à cet instant-là que le gamin s'effondre en larmes. La naïveté même : tout ce qui n'a pu être compris par des phrases, un vocabulaire que l'enfant est incapable de comprendre, est dit dans le dépassement du père de cet interdit du gros mot ; s'il en prononce un, si posément, c'est que la situation doit être grave. Voilà ce qu'il fallait à l'enfant pour comprendre que son père était un criminel.
Il faut donc absolument voir Happiness que, curieusement, j'ai envie de qualifier avant tout de subtil. Il est impossible de s'ennuyer dans cette quête de l'instant de basculement, et de toute façon le film est bien trop exubérant pour nous laisser tranquille.