Parmi toutes les contributions de Patrice Chéreau, qui vient de disparaitre, on peut notamment mentionner son initiative en 1984, alors qu’il dirigeait le théâtre des Amandiers à Nanterre, d’y avoir projeté le marathon filmique que constituait alors Heimat, très long-métrage de plus de quinze heures, découpé en onze parties, racontant le vie de paysans rhénans entre 1919 et 1982, débordant de fait le cadre limité et signifiant de la Seconde Guerre mondiale. Aussi pharaonique pouvait apparaitre le projet, il n’en était pourtant que le premier volet d’une trilogie qui allait donner naissance à plus de 52 heures de cinéma. Vingt-cinq ans avant tout le monde, et surtout avant ses confrères américains, l’allemand Edgar Reitz brouilla les frontières entre série télévisée et cinéma et gagne ainsi son pari fou, tant il parvint à rassembler la critique – les différents prix remportés en attestent – et le public européen nullement dérangé par la longueur et l’apparente lourdeur de l’histoire si particulière d’un pays. En effet, les autres volets qui poursuivront la saga jusqu’à la fin du vingtième siècle analysent les mouvements terroristes ainsi que les réclamations de la jeune génération qui ne se contente pas d’une dénazification plus ou moins assumée. Tandis que s’opère la réunification et que les cicatrices mémorielles tendent à se refermer, l’épais roman cinématographique s’achève sur une note amère et pessimiste, justifiée par l’absence de perspectives et le sentiment diffus qu’aucun enseignement n’est tiré de l’Histoire.

On aurait pu penser que l’ambition colossale d’Edgar Reitz n’irait pas au-delà. Il n’en était rien, et tant mieux puisque sortent aujourd’hui simultanément deux longs-métrages – dont la durée totale avoisine les quatre heures – intitulés Chronique d’un rêve et L’Exode. Rapportés à la chronologie, il faut voir les deux films comme un préambule. Les producteurs hollywoodiens ont d’ailleurs baptisé le dispositif, qu’ils développent de plus en plus pour des motifs de rentabilité et d’épuisement, peut-être, de l’inspiration, ‘préquel’, soit une œuvre dont le déroulement précède une œuvre antérieurement créée, portant donc en elle les racines, les causes ou les fondations de l’histoire à venir. En situant Heimat 1 & 2 dans les années 1842 et suivantes, c’est exactement à ce schéma auquel obéit le réalisateur allemand.

Au cœur de la Rhénanie, dans un village imaginaire, la misère et la famine règnent, disséminant les familles de paysans encore appauvries par l’infortune des récoltes et par l’arbitraire des gouvernements successifs. Ne voyant aucun avenir à rester dans un pays synonyme de mort, les Allemands émigrent en masse en Amérique du Sud, principalement au Brésil. Chez les Simon, dont toute la descendance peuplera la trilogie-fleuve, seul Jakob l’érudit qui préfère plonger dans les livres plutôt que participer aux travaux des champs pense à l’exil et couche ses rêves et ses réflexions dans son journal. Les coups du sort et les retournements de situation dans une cruelle ironie mettront à mal ses desseins, la désillusion suivant l’instant éphémère des songes les plus fous.

Heimat 1 & 2, à l’aune de la trilogie qui l’a précédé, est une immense fresque romanesque qui conjugue brillamment une chronique individuelle, celle d’une famille et de la communauté protestante à laquelle elle appartient, avec le destin collectif d’une nation en déliquescence, incapable d’offrir des perspectives à son peuple. Mais la force du diptyque, qui pourrait se générer elle-même dans son sujet, s’origine également dans une qualité formelle époustouflante. Les deux films sont tournés en noir et blanc, hormis quelques touches de couleur nullement fortuites, à la résonance symbolique évidente, avec une netteté remarquable, un travail exceptionnel sur les contrastes. Si par son ancrage et son propos, on pense facilement à propos de Heimat 1 & 2 au Ruban blanc de Michael Haneke, vient aussi à l’esprit le nom du hongrois Béla Tarr pour la composition lyrique en plans larges des paysages qui paraissent vouloir ramener l’humain à sa proportion paradoxale, unique et fragile. Au gré des saisons, des étés chauds aux hivers glaciaux et meurtriers, les paysages témoignent des batailles internes et externes menées par des gens de peu, écartelés entre la peur de tout quitter (un aller qu’ils savent sans retour possible) et la persuasion de courir à l’échec, donc la mort, en choisissant de rester.

Par l’opposition qui existe alors entre catholiques et protestants, mais plus sûrement par le phénomène de l’émigration forcée qu’ils décrivent, les deux films débordent largement leur temporalité et s’inscrivent judicieusement dans notre histoire la plus contemporaine, illustrant la persistance et la continuité des mouvements migratoires, hier dans une direction, aujourd’hui dans une autre opposée. C’est pourquoi il ne faut surtout pas se priver d’un bonheur de cinéma en découvrant cette œuvre parfaitement réussie et maitrisée qui touche à l’universel, sans se départir de sa culture originelle : le romantisme incarné par la figure du déchirant Jakob et l’esthétisme de l’expressionnisme. On touche au firmament.
PatrickBraganti
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le 25 oct. 2013

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