Avec son collègue Carlos Reyadas, le mexicain Amat Escalante est considéré comme le chef de file du renouveau du cinéma de son pays. Un cinéma souvent radical et exigeant formellement qui dresse aussi, plus ou moins frontalement, le portrait d’un Mexique corrompu et violent, sacré et païen, en tout cas terriblement contrasté. Le réalisateur remarqué de Sangre (2005) et de Los Bastardos (2009) revient avec Heli, œuvre dérangeante et polémique, qui a lui a valu le Prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes.
Comme nous l’apprend un rapide entretien qu’il accorde à un institut de statistiques, (scène facile mais directement efficace), Heli vit avec sa jeune femme et leur bébé, son père et sa petite sœur Estela. Comme son père, il travaille dans l’usine automobile du secteur. C’est par le petit copain, un jeune flic en apprentissage, d’Estela que cette famille très modeste et banale se retrouve impliquée dans un détournement de drogue. Dès la séquence inaugurale – un long plan-séquence sur un pick-up à l’arrière duquel gisent deux corps ensanglantés, dont un des deux finira pendu sous un pont au milieu de la bourgade, usage, parait-il, fréquent au Mexique – le spectateur est placé dans une position inconfortable. Tout ici suinte la peur et l’angoisse jusqu’à la scène climax du film, scène de torture banale et domestique dont l’extrême réalisme et l’intention manifeste de ne l’embellir d’aucune distanciation stylistique nous plongent dans un malaise profond et équivoque. Désir de choquer ou de verser dans l’abjection, ou, à l’inverse, de monter la platitude d’une activité exercée à domicile devant des enfants, tandis qu’à l’arrière-plan la maitresse de maison prépare le repas ? La manière dont une partie entière du récit sera par la suite traitée hors-champs ou, plus exactement, envisagée dans ses conséquences, laisse penser que la vérité est davantage à chercher dans la seconde option. L’extrême violence qui gangrène le pays et contamine jusqu’aux sphères intimes – le même constat s’établissait d’évidence après le vénézuélien Pelo Malo – devient ainsi le moyen puissant de faire régner l’arbitraire qui décide du sacrifice ou de la liberté de l’un ou de l’autre.
Dans cet univers où tout se mélange et entre en collision, agrégeant les activités de la police officielle, des milices et des cartels de la drogue, conserver sa rigueur morale relève de l’impossible. Au cœur des paysages désertiques et poussiéreux, où rien n’est rassurant, y a-t-il encore une perspective d’espoir pour Heli et les siens ? Comment vivre dans cette déferlante de violence qui ôte aux plus jeunes leur enfance et à leurs aînés l’espérance de jours meilleurs constitue donc le dilemme qui hante le réalisateur. Pour l’étayer, il nous livre un film choc et puissant, plastiquement irréprochable dans la composition des cadres au cordeau qui dessinent dans des nuits anxiogènes les contours d’un monde sans pitié. L’expérience est incommodante, parfois à la limite du soutenable, mais elle choisit avec une authentique probité morale la juste distance qui exclut par conséquent tout procès de complaisance ou de voyeurisme. En plans fixes, serrés ou éloignés, en caméra portée, Amat Escalante met au service de son film toutes les ressources nécessaires à une mise en scène maitrisée et tendue jusqu’à se rompre. Une tension qui se communique au spectateur.