Qu’est-ce que l’amour ? Énoncée ainsi cette question apparaît comme le cauchemar de tout étudiant en lettre qui verrait son professeur l’écrire au tableau, un sourire sadique tordant sa moustache grisâtre, avant de prononcer « vous avez 6 heures ». Il n’y a pas de réponse à cette épineuse interrogation que chacun se pose un jour. Ou plutôt il y a une multitude de réponses. Et c’est Spike Jonze et son film Her qui apparaît comme l’essai le plus beau et abouti sur ce problème universel.


Her met en scène le personnage de Théodore (interprété par un Joaquin Phoenix au sommet de son art), qui est toi, qui est moi, qui est n’importe qui avec son quotidien des plus normaux et son physique banal, ni trop laid, ni trop beau. C’est monsieur lambda, dans la période de sa vie où il se sent le plus seul. Théodore s’isole des autres car il est contaminé de l’intérieur par la peine, n’arrivant à se défaire de son premier amour, qui s’est conclu il y a un an de cela par la rédaction de papiers de divorces, qui sont restés en suspend sans signature. Spike Jonze nous montre cette première relation par des souvenirs parcellaires qui parviennent à capter l’essence même de ce qu’est une relation amoureuse. Ce n’est pas grand-chose, ce sont de larges sourires magnifiés par la lumière du soleil, ce sont les regards déposés sur l’être aimé endormi dans les draps communs, ce sont les promenades nocturnes sûrement alcoolisées dans une ville de lumière où il n’existe rien d’autre que le rire et la complicité. Théodore ne cesse de repenser à ce passé et ses souvenirs idylliques apparaissent comme l’Amour même, la relation parfaite dont chacun rêve, avec sa femme, Catherine, dont le prénom signifiant « pure » n’est pas anodin. Sauf que Samantha, qui arrivera plus tard, le dit elle-même, « le passé est une histoire que l’on se raconte », et cette relation si enviable auparavant cache une vérité plus rude. Parce que l’amour, il est facile de se le figurer, de se reposer sur des exemples vus dans les films, lus dans les livres, mais lorsqu’on est face à lui, il est comme impossible de le définir, de trouver l’essence même de ce sentiment qui hante. C’est ainsi que Théodore est accusé par sa Catherine d’être incapable d’affronter la réalité de ses sentiments, comme s’il était plus facile de sans cesse se fantasmer, se mettre en scène, trouver des raisons, comme il le fait au quotidien dans son travail consistant à l’écriture de lettres d’amours pour autrui. Il est si facile de regarder les autres, de percevoir et expliquer leur affection, mais dès qu’il s’agit de soi, l’histoire confuse paraît impossible à raconter. On veut changer l’autre (« il voulait me mettre sous prozac » dira Catherine) pour construire son petit tableau parfait, créer le petit couple que l’on voit dans les pubs pour canapé.


C’est là que le personnage de Samantha (rendue vivante par la voix de velours d’une Scarlett Johansson paradoxalement plus belle que jamais) intervient comme l’antidote. Samantha, signifiant « celle qui écoute », est l’oreille attentive, le remède qui s’offre à un Théodore désespéré. Au début, ils ne font que discuter, mais on décèle aux petits rires qui ponctuent chacune de leurs discussions, les prémisses d’une histoire. N’est-ce pas cela un premier rendez-vous réussi ? Une discussion plaisante lors de laquelle on pouffe discrètement. L’homme blessé décharge tout son mal-être auprès de la jeune âme qui n’a encore rien connu, rien expérimenté et qui écoute avec une fascination curieuse les déboires humains et amoureux, enviables et, lorsque l’on n’a rien connu, comme inaccessibles. Puis il y a la première scène de sexe. Le génie de mise en scène de Spike Jonze dépasse tout lors de cette scène éminemment érotique. En bavardant, Samantha et Théodore rapprochent verbalement leurs "corps" pour ce rapport à la voix, et soudain l’écran devient noir et seul leur verbe résonne. A cette instant, sans support visuel, ce rapport s’adresse au spectateur, le confronte à ses souvenirs, à ses fantasmes, l’inclus dans cette histoire d’amour qui lui parle ou dont il rêve. C’est ça le pouvoir de Her, ramener chacun à sa réalité, et l’absence d’images à cet instant est la quintessence de ce projet : comme le livre que publiera Théodore s’intitule Lettres de votre vie, Her pourrait se sous-titrer, Le film de votre vie. La relation entre les deux êtres suit son cours, jusqu’à la première dispute. Théodore doute, cherchant dans cette nouvelle relation ce qui légitimait l’amour qu’il éprouvait envers Catherine, et Samantha devient agaçante, ne comprenant pas dans sa tendre candeur pourquoi une relation n’est pas parfaite comme elle l’imaginait. Ce qui renoue les personnages c’est la réponse à cette question : « Pourquoi est-ce que je t’aime ? ». C’est lorsqu’on réalise qu’il n’y a aucune réponse véritablement logique, que l’on peut se jeter à corps perdu dans l’amour.


Pour éviter tout spoil, je cesserai ici de décortiquer leur relation, qui est la fresque parfaite des méandres du cœur humain. Mais c’est à la fin de Her que Théodore réalise enfin ce qu’est l’Amour. Son prénom, « don de Dieu », prend enfin tout son sens. Le sentiment amoureux, c’est ce qu’il y a de plus beau, de plus frustrant, de plus insaisissable, et heureux doit être celui qui arrive à savoir quand il a aimé. C’est un peu le problème de (500) jours ensemble de Marc Webb où le terrible soucis de Summer est de ne pas réussir à savoir ce qu’est l’amour et si, ça y est, elle le ressent. C’est un peu la fatalité d'Anomalisa de Charlie Kaufman qui démontre à quel point il est difficile de cesser de tout contrôler, soi-même et l’autre, et à quel point ça ne peut que détruire toute forme d’amour de tout avoir en main.


Her c’est un film qui parle à chacun, une œuvre tentaculaire sur l’amour qui multiplie les points de vues et situations et qui parle aux cœurs avec une justesse rarement égalé. Si ma critique s’est aujourd’hui uniquement centrée sur ce point alors que le film aborde de nombreuses autres choses, c’est parce qu’il me semble être le point névralgique et universel de ce long-métrage. On peut dire que Her parle de la domination des machines, on peut voir cela comme une sorte de dystopie ou comme un futur enviable, mais avant toutes choses, Her est un film qui ne parle que d’Amour.

CrèmeFuckingBrûlée
10

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le 29 janv. 2017

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