Chaque année depuis 1989 aux Etats-Unis, le National Film Registry sélectionne environ 25 films pour leur importance culturelle, historique ou esthétique afin de les préserver et les conserver en y mettant les moyens nécessaires. Fin 2023, 875 films y étaient déjà répertoriés et parmi eux, on retrouve Hester Street, qui vient d’arriver dans la Section Parallèle de chez Spectrum Films, un film à la genèse compliquée car vous comprenez, Joan Micklin Silver est juive, en plus c’est une femme, et dans les années 70 aux Etats-Unis, apparemment on n’aimait pas bien ça. Lorsqu’il est rentré au National Film Registry, ils ont déclaré que le film était « un portrait de la vie juive d’Europe de l’Est en Amérique que les historiens ont loué pour la précision des détails et la sensibilité aux défis auxquels les immigrants ont été confrontés au cours de leur processus d’acculturation ». Rien que pour le devoir de mémoire, Hester Street est effectivement un film important.


Avant Hester Street, Joan Micklin Silver a travaillé sur une série de courts métrages éducatifs et, lors de ses recherches pour l’un d’eux, elle commence à lire le roman d’Abraham Cadan de 1896 intitulé Yekl : A Tale of the New York Ghetto et ça la marque. Bien qu’on lui ait déconseillé de centrer un scénario de film sur les juifs, Joan Micklin Silver a malgré tout envie de raconter une histoire qui va refléter son propre héritage. Elle passe plusieurs semaines à adapter le roman de Cahan en déplaçant le point de vue du mari à celui de la femme, se met à démarcher les producteurs mais se fait rapidement rembarrer avec des excuses plus ou moins acceptables, la pire étant que « les femmes réalisatrices sont un problème de plus dont nous n’avons pas besoin ». Comme elle est confrontée à la misogynie et l’antisémitisme des studios, elle décide avec l’aide de son mari promoteur immobilier (qui organise une collecte), d’autofinancer son film sous la bannière de Midwest Films Productions. Mes les problèmes ne se sont pas arrêtés là. Le couple a eu du mal à trouver un distributeur avec à chaque fois pour motif de refus que leur film était trop « ethnique » et que, au final, il ne s’adressait qu’à un public juif (l’antisémitisme tout ça tout ça). Même son passage au USA Film Festival et sa projection à la Semaine Internationale de la Critique à la 28ème édition du Festival de Cannes n’y feront rien, personne ne veut distribuer leur film. Ça sera finalement John Cassavetes qui leur conseillera d’aller voir un certain Blaine Novak qui les aidera à sortir Hester Street. Le film finit par sortir, rencontrant même du succès dans les villes à faible population juive, et finira sa course en ayant rapporté 5M$ pour un budget d’un peu moins de 400000$, une jolie réussite qui permettra à la réalisatrice de financer son projet suivant, la comédie Between The Lines (1977). L’actrice principale Carol Kane fût même nommée aux Oscars pour son rôle dans Hester Street. Comme quoi, la persévérance finit toujours par payer.


Joan Micklin Silver raconte dans Hester Street une histoire ancrée dans la réalité, une histoire sur une femme juive gentille et généreuse qui dénote pas mal avec la représentation habituelle d’époque où ces femmes étaient souvent moquées. Rien que l’usage du yiddish dans Hester Street dénote pas mal et n’était pas forcément très bien vu. Il y a un certain culot dans la démarche de Joan Micklin Silver et, en plus du fait qu’elle soit une femme, qui plus est juive, la mise en scène a clairement dû refroidir les ardeurs de certains producteurs / distributeurs. Il y a le noir et blanc déjà qui, à une époque où tout le monde ne jurait par la couleur, pouvait paraître assez austère. Mais aussi et surtout une mise en scène qui renvoie aussi bien au cinéma muet qu’à la comédie musicale, avec parfois des scènes qui s’apparentent à des tableaux figés dans le temps. Le film semble d’ailleurs bien plus vieux qu’il ne l’est réellement, non pas que cela soit un reproche, mais simplement parce que la reconstitution est excellente. Mais c’est vrai qu’il en ressort un côté très austère, qui pourrait en rebuter certains, mais c’est aussi une de ses forces, raconter les conditions de vie difficiles d’une femme juive russe venue rejoindre son mari aux États-Unis, avec tout ce que cela implique comme choc des cultures, entre traditions anciennes d’un côté (par exemple le sel dans les poches pour éloigner le mauvais œil, cacher ses cheveux en public quand on est une femme), et modernité de New-York de l’autre. Le film oppose, sans juger, sans prendre parti, ceux qui choisissent de s’intégrer à la culture de ce nouveau pays, et ceux qui préfèrent rester ancrés dans leurs traditions, tout en essayant malgré tout de s’assimiler petit à petit, pas après pas.


Carol Kane et Steven Keats incarnent un couple juif dont le mariage semble avoir été arrangé lorsqu’ils étaient en Europe. Ils n’ont rien en commun, ni dans leurs envies, ni dans leur caractère, et seule la foi juive les rassemble. Il est très facile de comprendre la nomination pour le prix de la Meilleure Actrice aux Oscars pour Carol Kane tant elle joue à la perfection et domine l’écran dans ce rôle de femme perdue dans ce nouveau pays qui redistribue toutes les cartes, et qui n’aura d’autres choix que de reprendre sa vie en main. Tout un tas d’émotions imprègnent ce Hester Street, et une douce mélancolie règnera du début à la fin dans ce drame humain matinée de détails amusants. Il va être ici question de survie dans la dignité malgré la pauvreté, de questionnement sur si, oui ou non, il faut s‘affranchir des traditions, sur comment gérer les préjugés populaires. Il est question ici de moments de vie très bien mis en images, de façon très documentaire, par une Joan Micklin Silver qui avait envie de figer ces moments dans le temps. Les vêtements d’époque, les décors, la reconstitution de manière générale plongent le spectateur au milieu de cette communauté via une intrigue simple, satisfaisante, authentique, ponctuée de scènes tantôt très fortes (la dispute dans l’appartement), tantôt touchantes (le rituel du guet). Pas de méchant ici, pas de stéréotypes, juste une brochette de personnages qui ont pris le risque de quitter leur pays, de repartir à zéro dans un pays qui leur est inconnu, et qu’on va voir évoluer différemment. Mais jamais le propos n’est lourd, les petits moments plus légers sont là pour nous le rappeler, et même si Hester Street nous retranscrit les conditions de vie assez austères des femmes juives de l’époque (d’où le noir et blanc justement assez austère ?), et de manière générale la vie des immigrants avec toutes ses complexités et ses nuances, le film finit clairement sur une note positive. Il ne faut pas être dérouté par le rythme lent et, si vous vous laissez séduire par la beauté de l’ensemble, Hester Street vous enchante, vous séduit.


S’attardant sur ces immigrants juifs qui ont quitté le shtetl de Russie à la fin du 19ème siècle dans l’espoir d’une vie meilleure et de réussite en Amérique, Hester Street est un très beau film, intemporel, sans fausse note, sur l’assimilation, l’amour et la douleur.


Critique originale avec images et anecdotes : https://www.darksidereviews.com/film-hester-street-de-joan-micklin-silver-1975/

cherycok
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le 22 août 2024

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