Très souvent, après une période artistique mouvante et révolutionnaire dans l’utilisation de nouveaux procédés d’expression, l’artiste en revient à ce combat premier entre matériel et idéal artistique. Borowczyk, en 1975, signe une œuvre audacieuse (d’après le roman de Stefan Zeromski)dans sa plasticité et sa fougue, mais relativement ennuyeuse et pleine d’inertie en ce que cette résistance de la matière n’est pas dépassée, mais seulement contournée en en effleurant les bords. Le cadre est austère et oppressant, et le réalisateur ne voulait dépeindre que la cruelle réalité d’une Emma Bovary polonaise incapable d’atteindre la libération : mais, malgré une réalisation de toute beauté, l’héroïne n’est même pas sauvée par un regard compatissant de l’objectif, ou par la peinture de son état intérieur. L’analyse est clinique, comme si l’on observait cette femme courageuse comme un animal agonisant pour qui l’on ne peut rien faire.


Mais, à nouveau dans cette œuvre, Walerian Borowczyk émet un discours pamphlétaire en creux dans le parcours d’une femme soumise, opprimée et objectivée. Ewa Pobratynska, interprétée par l’incroyable Grazyna Dlugolecka, est tout à la fois Blanche ainsi que toutes ces héroïnes auquel le réalisateur tient tant. Son personnage, laissé dans l’ombre des décors et environnements à la beauté plus ostentatoire qu’évocatrice, ainsi que dans celle des hommes, n’est cependant que peu mis en valeur, alors même que sa palette émotive de jeu permet à la fois de contenir toute la pudeur terrifiée de la femme dans le monde patriarcal du XIXème siècle, ainsi que la charge instinctive de liberté et de sensualité que ses yeux et les convulsions de son corps seuls expriment.


Mais c’est en germe qu’est, encore une fois, contenue (mais bien trop peu et maladroitement) la liberté à la fois morale et créative : en s’imposant le leitmotiv du dénuement et de la théâtralité progressivement sera remplacé par un fourmillement d’éléments et une plasticité toute lyrique, l’artiste nous dépeint comme un sein battant follement sous un tissus opaque, camouflant et austère.


Tel un peintre de l’époque romantique tardive, voire de celle du chevauchement entre romantisme et réalisme (ces tableaux de prostitution et de don éperdu de la femme m’ont étrangement fait penser au sentiment que véhicule ceux d’Edouard Manet), Borowczyk suit la déchéance d’une femme désillusionnée, criblée de dettes mais poursuivant coûte que coûte son idéal amoureux à travers l’Europe. Récupérant le vintage tant de fois travaillé pour sa plasticité et l’Histoire matérialiste qu’en véhiculent les objets dans ses courts-métrages, le réalisateur se saisit ici d’une époque qui lui permet d’installer un cadre romanesque, calibré par la morale, la religion, le maniérisme bourgeois et la violence patriarcale pour mieux le mettre en branle et en faire vibrer les fondations sous les tremblements de la liberté et du libertinage qu’Ewa contient. Chaque élément de décor, chaque tenue et chaque œuvre d’art cristallisent à la fois la violence sexiste et sa sexualisation, les affres immoraux contenus dans un objet, ou encore le point de vue d’un homme sur le centre névralgique de l’œuvre qu’est l’héroïne.


Bien qu’ayant une personnalité et une voix étouffée, toute la construction de l’œuvre la met en lumière sous différents angles, par la succession de regards et de convoitises masculines sur sa personne. Tour à tour, elle sera amante, caissière sans âme, courtisane, faire-valoir pour un complot d’argent, ou encore honteuse, souillée. Mais, identiquement à ce processus de réversion tant apprécié par l’empathique réalisateur, le suivi quasi factuel des manigances et désirs coupables masculins permet de renverser le paradigme chrétien.


Ewa : ces trois lettres, qui rappellent les supposées vénalité et culpabilité de l’Eve biblique, deviennent celle de la révolte et témoins d’injustice quand on comprendra que c’est bien l’homme qui lui fit manger la pomme. De la pureté à la déchéance, le parcours d’Ewa n’est jamais libre dans ses choix.


Au-delà de ce brio dans la réécriture éminemment tragique de ce parcours descendant qui émeut comme aucune autre de ses œuvres, Borowczyk élargit son propos avec sa posture habituelle d’artiste surplombant, détaché de la civilisation. Les hommes, comme les femmes (dans une moindre mesure, rapetissées par leur soumission) font preuve d’une médiocrité bourgeoise accablante, d’un cynisme et d’un égocentrisme que le traitement de la composition et de l’intrigue, toujours cloisonnés, soulignent à merveille. Et, trouvant son exutoire artistique et moral (le bonheur et la vertu se trouvant dans une immoralité quasi sadienne), ce n’est que dans le plaisir et l’amour pur que l’homme, se donnant pleinement et se faisant égal, et la femme sont libres.


Chacun des ébats, même effectués par intérêt monétaire, fait taire l’austérité englobante de l’œuvre et de l’Europe bourgeoise et puritaine. Les corps s’entremêlent et se décloisonnent, les variations lumineuses ôtent aux corps leur aspect marmoréen pour plus de réalisme et de sensualité. Dans l’ombre des chambres où jouissent les amants et souffre Ewa, on atteint la vitalité et l’ébranlement qu’implique un tel sujet. Dans la platitude des rapports sociaux de salons, d’exposition artistique ou de salon, on ne dépasse jamais vraiment ce néant et cette médiocrité sans message, et très théâtralisée.


Finalement d’un érotisme et d’une plasticité grandioses, la cruauté du réalisme froid n’en est que plus frustrante, et le reste de la composition perd en intérêt pour gagner en conventionnalisme. Un conventionnalisme doublé, de plus, d’une littérarité à double tranchant. Les dialogues et pensées des personnages sont forts d’une poésie et d’un raffinement important, et permettent aussi de porter des idées que Borowczyk ne parvint pas toujours tout à fait à mettre en image. Mais ils enferment, de même, une adaptation charnelle et émotive dans une parole convenue aux lettres, quand le cinéma filme les cœurs et les corps qui battent.


On croirait alors, en retraçant la chronologie de cette Histoire d’un Péché, visionner un reportage cinglant sur les violences faites aux femmes, couplé d’un (indéniable, brillant et bel) aspect artistique pour saupoudrer le tout. Le résultat est efficace, émouvant, concernant. Mais, contrairement à l’héroïne dont le sexe et l’honneur sont battus tout au long de sa vie, Borowczyk n’a pas battu son sujet, son idéologie et son traitement formel suffisamment pour les faire monter en neige.


Ewa aurait pu être le pendant charnel à l’idéaliste Emma, l’Une des rares dont la voix fut entendue.

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le 8 mars 2017

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