Difficile de croire que Kiju Yoshida soit à la fois à l’origine d’Histoire écrite sur l’eau et de La Source thermale d’Akitsu, sorti 3 ans plus tôt. À l’histoire convenue de celui-ci vient répondre le scénario atypique de celui-là ; aux tons pompiers succède un noir et blanc des plus séduisants ; aux personnages caricaturaux se substituent des caractères complexes, à la psychologie fouillée, acteurs plus que victimes du drame qui se déroule sous nos yeux.
L’esthétisme pour commencer se révèle l’une des plus grandes forces du film. Yoshida, à peine la trentaine, témoigne déjà d’un savoir-faire sur ce plan digne des plus grands maîtres japonais du film intimiste. Toujours avec cette obsession de la contre-plongée, de l’observation furtive – à la limite du voyeurisme – par l’intermédiaire des cloisons ou des paravents, le cinéaste filme ses acteurs avec une prodigieuse sensibilité. Dans ce film, il est particulièrement friand des miroirs, lesquels sont à même de révéler les regards les plus explicites, ceux qui contredisent ce qui vient d’être affirmé ouvertement par le biais d'un dialogue par exemple. Yoshida sait rendre ses acteurs beaux, crédibles, vrais. Cela vaut pour Mariko Okada bien sûr, l’amante du cinéaste, mais aussi pour Ruriko Asaoka qui parvient à être un contrepoids crédible à celle-ci. Son noir et blanc est travaillé, notamment grâce à la lumière, qui vient souvent éclairer une moitié de visage dans la pénombre d’une chambre ou au contraire surexposer un habit blanc, surdécouper un corps dénudé en train de se baigner, etc.
Mais c’est bien du côté des lectures qui peuvent être faites du film qu’il se révèle extrêmement dense et profond. Histoire écrite sur l’eau est à l’intersection de plusieurs thématiques qui se rencontrent – se heurtent – et rendent son visionnage intéressant et « actif ». Par une surprenante coïncidence, il reprend le principal sujet traité par Quand l’embryon part braconner, à savoir la venue au monde à l’insu de celui qui naît, fruit du désir (et parfois du plaisir) d’une mère à laquelle il est possible de reprocher son égoïsme. Sauf qu’à l’inverse du film précédemment cité, le traitement de cette idée se révèle infiniment plus subtil. Contrairement à « l’embryon » qui cherche à faire expier sa mise au monde par la molestation d’une jeune femme, incarnation selon lui de la déviance sexuelle propre à l’époque contemporaine, Shizuo – le protagoniste masculin de Yoshida – suit plutôt une voie dédiée à l’investigation des causes ayant présidé à sa naissance. Dans cette entreprise, le souvenir joue un rôle central. C’est dans un onsen (bain thermal), lorsqu’il se regarde face à un miroir après s’être aspergé le visage d’eau qu’intervient le premier flashback, lorsque, durant son enfance, il se baignait avec sa mère (Okada) dans ce même onsen sous le regard distant – absent – de son père malade. De ce retour en arrière initial vont ressurgir toutes les traces d'un passé à même de contrarier Shizuo alors sur le point de se marier à une jeune femme, Yumiko (Asaoka), dont le beau-père fut naguère amant de sa mère et qui le redevient au même moment.
C’est un cinéma d’une intense suggestion dont Yoshida fait preuve dès lors. Le truchement entre les phases temporelles, habile et ingénieux (comme lors de ce fondu d’un phare de voiture brisé en un ciel blanc parsemé de roseaux) vient raviver par touches en apparence seulement légères mais en vérité très lourdes de sens un passé traumatique marqué par une attirance toute œdipienne du fils pour sa mère. Le père, symbole naturel de l’autorité patriarcale, se voit dès le début disqualifié par sa maladie débilitante, qui livre sa femme à la merci du regard et des passions sexualisées des autres mâles – des jeunes amis de Shizuo, émoustillés par sa beauté : « On croirait que c’est ta sœur. – Tu dors encore avec elle ? – J’ai rêvé de ta mère une fois (suivi d’un crachat obscène simulant une éjaculation). » ; jusqu’au coureur de jupon, séducteur invétéré, dont la femme elle aussi malade est incapable de satisfaire les appétits sexuels débordants. Shizuo est bouleversé dès son enfance par cette image de mère qui n’en est pas réellement une, sa personnalité étant constamment parasitée par le regard désireux porté sur elle par les autres : critique lancée par Yoshida à ce Japon obsédé par la sexualité, qui en vient à déstabiliser l’équilibre nucléaire de la famille ? L’idée peut être défendue quand on voit la manière dont Shizuka (la mère) est opposée à Yumiko (la future femme de Shizuo). Cette dernière est l’incarnation de cette société japonaise qui s’occidentalise, de son style vestimentaire à l’occidentale jusqu’à l’intérieur de l’appartement. Maquillée, ongles peints, cheveux arrangés à la Jackie Kennedy, elle s’oppose à Shizuka qui reste engoncée – prisonnière ? – des habits traditionnels, de l’intérieur japonais typique, de l’art ancestral de l’ikebana (art de la composition florale harmonieuse, dont la maîtrise est attendue de la part d’une bonne mère de famille), etc.
Yumiko est désespérée par l’inertie passionnelle et sexuelle de son mari, lequel est en vérité retenu par le scrupule qu’elle pourrait être en fait sa sœur. Ici surgit un autre thème cher à Yoshida (et aux cinéastes japonais plus largement) : l’incertitude sur la paternité causée par la tromperie de la mère. Shizuo est-il un enfant adultérin ? Est-il né du péché ? Dès lors, la question de l’inceste peut être renversée : celui-ci n’est plus du côté de la mère, mais de celui de la sœur (Yumiko), donnant à l’histoire une dimension tragique supplémentaire. Durant tout le film, Yoshida dépeint des ouvertures et des fermetures vers cette verité inconnue, habilement retranscrites par le biais de ces cloisons frêles et pas complètement opaques, typiques des maisons japonaises. Le soleil, révélateur des secrets et des mensonges, est toujours laissé à distance, évité par Shizuka qui s’en protège constamment à l’aide de son ombrelle, symbole de cette vie occulte de la mère adultère qui agit aussi comme madeleine de Proust, comme signifiant de la trahison, de la présence incongrue rendue insupportable au fils (ainsi lorsqu’elle est laissée suspendue, ouverte comme un bouclier, au balcon de l'hôtel).
Le voile du secret est matérialisé dans une scène que j’ai trouvé splendide sur le plan des sous-entendus, lorsque le fils demande frontalement à sa mère s’il est bien le fils de son père : les deux sont dans des pièces différentes qui se font face, avec pour seule barrière une moustiquaire, qui grésille leur champ de vision. Yoshida filme les deux personnages d’abord postés l’un comme l’autre derrière la moustiquaire, ce qui peut symboliser le mensonge de la mère et l’ignorance du fils (ou sa défiance vis-à-vis d’elle). Et à mesure que le dialogue a lieu, la caméra s’élève : le corps n’est plus protégé qu’à moitié par le tissu crènelé ; il se libère de lui à mesure que la révélation s’accomplit pour finalement s’en extirper complètement… ou pas. Puisqu’en fin de compte, révélation il n’y pas eue. Le verbe est limité chez Yoshida, incapable d’exprimer ce qui est convenu socialement comme indicible. Cette inexpressivité du langage, déjà perceptible dans La Source thermale d’Akitsu, trouve une ampleur décuplée au sein de cette histoire où se diluent insidieusement les vices de toute une famille, laquelle n’existe que par la fiction (ou le fantasme du souvenir). Un aspect que renforce la musique, lancinante et disharmonieuse, qui accompagne souvent les flashbacks pour leur donner cette tonalité incommodante, dérangeante : la toile des malheurs est bientôt achevée, dans toute sa tragique inutilité (il y a là des échos de Bergman avec Les Fraises sauvages).
La conclusion du film, que j’ai trouvé pour ma part un peu trop explicite compte-tenu du ton beaucoup plus suggestif du reste, vient mettre un point d’orgue à ce constat. Même la mort, censée purger le péché, laver le déshonneur (selon une lecture traditionnelle du geste suicidaire) n’est là que partielle, manquée, incertaine. Supposée être double et simultanée, elle est finalement doublement incomplète puisqu’elle laisse le fils sauf et emporte à sa place l’amant honni et pervers, dont on ne sait si l’amour était vrai. Ultime pied-de-nez à l’expectative d’un spectateur chamboulé par la déroutante tournure des événements… Un grand film, à revoir assurément pour en saisir encore plus solidement la richesse et la subtilité.