Une voiture qui circule au milieu des montagnes ? On pense immédiatement à Abbas Kiarostami, dont l’ombre s’étend sur tout le cinéma iranien. Des personnages à l’intérieur de cette voiture qui discutent ? C’est encore Kiarostami et son Goût de la cerise qui vient à l’esprit, ou Jafar Panahi et son Taxi Téhéran. Son fils Panah a travaillé avec l’un et l’autre, il leur fait donc allégeance, tout en affirmant, dès son premier film, sa patte d’auteur.
Hit the Road est un film déroutant, si j’ose le calembour : il entretient le mystère tout du long et laisse bien des questions en suspens. Une famille fait un trajet. On comprend qu’il s’agit d’emmener Farid, le fils aîné, à la frontière. Pourquoi ? Rien ne sera dit. Pour où ? La Turquie est suggérée lorsque l’un des protagonistes demande comment on dit tel mot en turc. Le premier décor, ces montagnes roses au bord de l’autoroute, rappelle aussi la Cappadoce et ses fameuses cheminées de fée : lorsque j’y suis allé j’appelais ces reliefs des « meringues ».
Panah Panahi en dit très peu, au risque de décourager le spectateur : plusieurs personnes ont quitté la salle au bout d’une demi-heure. Dommage, car on ne le répétera jamais assez : suggérer est bien plus riche que montrer. Plus âpre à suivre certes, mais aussi plus fécond car sollicitant d’avantage le spectateur. Hit the Road fait donc partie de ces films qui demandent une maturation pour révéler tout leur parfum.
Comment se dire adieu ? Tel est le sujet du film. La mère oscille entre crises de larmes qu’elle s’efforce de réprimer et démonstrations de gaieté, chantant à tue-tête dans la voiture. Le père dissimule ses sentiments par des sarcasmes bourrus, comme son plâtre dissimule sa jambe. Enfin, il y a le jeune frère, turbulent petit garçon, sorte de cousin éloigné du Pépé de Astérix en Hispanie et de l’Abdallah de Tintin, mais en plus mature ; il est le le seul à ne pas connaître l’objet du périple. Face à eux, un Farid mutique.
Panahi a expliqué, dans une interview à la revue Positif, que les trois personnages masculins le représentaient à différentes époques de sa vie : l’impertinence et le bouillonnement du petit garçon qu’il fut, auquel succéda un jeune homme inquiet et désireux de s’exiler ; quant au père, c’est Panah comme il s’imagine dans l’âge mur, désabusé et provocateur.
La famille qui accompagne Farid entretient une atmosphère d’insouciance. Les saillies humoristiques se succèdent. Le frère aîné est le seul à rester sombre, anxieux, suggérant que cette insouciance n’est que de façade. Une scène l’exprime bien : la mère chante avec la radio, le petit frère se trémousse de façon irrésistible à l’arrière, soudainement Farid coupe la radio et gueule, brisant le charme. Panahi sème quelques indices qui eux aussi distillent une inquiétude sous-jacente : on enterre un téléphone pour éviter d’être localisé ; une voiture semble suivre la famille (ce ne sera que pour signaler une fuite de la clim’) ; alors que Farid s’est étendu dans la voiture pour une sieste, son petit frère demande : « il est mort ? »…
Il y a bien un non-dit, intégré par tous, et tous cherchent à contrarier la route vers la séparation : le petit frère hurle « en avant ! » et la voiture se met à reculer. Il s’éternise aux toilettes (et le père repousse un quidam qui attend, le faisant sortir du cadre : une belle idée de mise en scène). Les arrêts sont fréquents. Le trajet ne se fait pas sans heurt.
Au cours de ce road trip très singulier, le fils prodigue a droit à un tête-à-tête avec chacun des membres de sa famille :
- Avec sa mère, il parle entre autre de cinéma et de son film préféré, 2001 l’Odyssée de l’Espace. Un film qui évoque lui aussi l’expédition vers l’inconnu. Sa thématique sera reprise alors que la mère et le jeune fils se trouvent devant une magnifique nuit étoilée et, plus encore, dans un panoramique reculant lentement, dézoomant sur le père en couverture de survie, tel un astronaute, avec son fils sur lui, finissant par se perdre dans le cosmos.
- Avec son père, il a une longue conversation sur une rivière, qui ne fait que montrer la difficulté pour l’un et l’autre d’exprimer ses sentiments : le père est toujours en retrait, il refuse de s’exposer.
- Avec son jeune frère enfin, Farid s’évade au loin, tout ce qui a trait au gamin étant placé sous le signe du jeu.
La destination, comme la motivation du voyage, n’est que suggérée : la musique, Schubert ou Bach, très décalée, évoque l’Occident et, alors que la mère montre à son fils des clichés de draps mouillés, elle lui lance qu’en Europe ces photos seraient montrées dans des expos.
Puisqu’il s’agit de conjurer la tristesse, la mise en scène multiplie les épisodes burlesques : c’est un cycliste qu’on renverse, le père se souciant uniquement de la voiture, avant que le sportif intègre la voiture et que s’ensuive une discussion sur Lance Armstrong ; c’est une chaise rouge qui passe furtivement devant une fenêtre verte au ras des blonds blés, avant que l’on découvre qu’il s’agit du chien à la queue duquel on a attaché l’objet ; c’est le vent qui se met à souffler dans les feuilles sur un soupir de la mère. C’est une peau de mouton qu’on est obligé d’acheter pour obtenir les services d’un passeur (le détail est réel : Panahi l’a recueilli de personnes ayant voulu passer la frontière). La poésie infuse tout le périple.
Finalement, on arrive. La brume semble déjà avoir enlevé Farid. Lui et ses parents sont dans le cadre, le jeune homme le quitte pour se rendre au rendez-vous, laissant vide la place dans le plan : le genre d’idée de mise en scène que j’apprécie toujours. Un peu plus loin, le cadre se resserre sur le couple de parents : Farid est bien parti. Ce plan réunissant les deux parents répond à celui, plus tôt, où ils emplissaient aussi le cadre, mais séparés par la paroi de la voiture, elle à l’avant lui à l’arrière.
Et puis survient la scène magique. Sur la crête d’une colline, un arbre à droite auquel le petit frère a été attaché par jeu, trois arbres à gauche. Au milieu, la moto qui doit emmener Farid. Alors que le père se traîne péniblement d’un pôle à l’autre, son plâtre blanc ressortant dans la lumière rasante du crépuscule, la mère se démène, fait des allers-retours pour chercher un sac plus léger, un bonnet. Le gamin, pendant ce temps, s’égosille pour qu’on le libère. Tous apparaissent comme des miniatures. La séquence, absolument magnifique, s’étire longuement. Une autre lui répondra peu après : sur un mont dans la nuit, deux motos arrivent, emmenant définitivement Farid. Là aussi, les personnages fourmillent et s’agitent, minuscules. Panahi a expliqué, toujours à Positif, que le choix du plan d’ensemble pour ces deux scènes d’adieu avait pour but de mettre l’émotion à distance, pour « ne pas sombrer dans le sentimentalisme ». A cet égard, il cite en exemple les frères Dardenne, dont on sait en effet qu’ils se surveillent comme le lait sur le feu quant à la question du pathos. J’ai pensé aussi à Ruben Östlund, grand adepte de la distanciation, Le résultat est convaincant : les deux scènes ont, je pense, bien plus de force que si Panahi avait opté classiquement pour des plans rapprochés.
Le film s’était ouvert par un enterrement, celui, tragi-comique, du téléphone portable. Il s’achève par un autre, celui du chien sous la terre craquelée. Le chien avait été traité avec légèreté au début du film, sans plus d’égard que pour le téléphone : on devait s’en débarrasser comme d’un objet encombrant. A la fin, le film lui accorde une vraie place puisqu’on lui dresse une sépulture. Alors que Panahi a mis dans la bouche du petit frère une chanson mélo, les pleurs de la mère peuvent enfin s’écouler, la tristesse, à grand peine contenue, s’exprimer. La chanson mélo est ironique, car ce que le film a cherché à fuir par mille artifices est précisément le pathos. Il s’emploie jusqu’au bout, presque jusqu’au bout donc, à le tenir à distance.
Le cinéma iranien est décidément en pleine forme : après La loi de Téhéran, Un héros et Le diable n’existe pas, tous trois enthousiasmants, voici encore un objet filmique assez passionnant. L’oppression d’un régime peut se révéler un puissant stimulant pour la créativité : le cinéma des pays de l’Est à l’époque de l’URSS l’a amplement démontré. Quant à Panah, il risque bien de faire rapidement de l’ombre à son père.