Il va de soi que lorsqu’on connait Verhoeven et ses obsessions, le sujet de l’homme invisible est une aubaine sans équivalent. Le travail sur la liberté de celui qui échappe au regard, les possibilités offertes à son propre voyeurisme sont autant de thèmes qui traversent toute sa filmographie, des miroirs aux plafonds de Turkish Delices ou Katie Tippel à la nudité épiée et/ou offerte de Sharon Stone dans Basic Instinct.
L’autre avantage, non négligeable, du réalisateur réside dans les moyens qu’Hollywood lui met à disposition. En 2000, les effets numériques commencent clairement à s’imposer, et Verhoeven ne va pas se priver de les exploiter. De la belle reconstitution organique d’un gorille par injection d’un sérum de visibilité aux multiples effets d’apparitions/disparitions du protagoniste, c’est une débauche impressionnante pour l’époque et qui vieillit plutôt bien à vrai dire. La jubilation du cinéaste crève l’écran dans la déclinaison des différentes visibilités qu’il impose à son monstre de foire : dans la buée, la neige carbonique, l’eau, le sang, son corps apparait et se dérobe. Le jeu des points de vue fait aussi l’intérêt de bon nombre de scènes, le don étant mis au service de la perversion, du mensonge et du voyeurisme. L’excitation du jeu est palpable et l’érotisme toujours vivace du Hollandais fait son œuvre, renvoyant le spectateur à une surexplicitation de sa place habituelle, celle de celui qui voit sans être vu, et qui semble ici pouvoir laisser libre cours à ses pulsions.
La trame narrative est néanmoins assez convenue, de l’équipe formatée aux saillies d’humour yankee à sa tête pensante, savant fou se prenant pour Dieu et promis à une perte certaine. Et c’est là que les choses se gâtent. Disposer de tels moyens implique une contrepartie évidente, celle de rentrer dans ses frais en contentant le plus grand nombre, et cet opus semble être l’un de ceux où Verhoeven fait le plus de concessions. En passant du thriller érotique au film fantastique, il lorgne clairement du côté du premier Alien, l’équipe cloitrée étant progressivement décimée par une bête invisible et incontrôlable. Le boulot est plutôt bien fait, mais la claustrophobie du film de Scott reste largement supérieure à cette pâle copie ; et à mesure que le film progresse, il s’embourbe dans tous les clichés du genre : résurrections multiples du méchant, sorties in extremis à la MacGyver, bombes et compte à rebours, rien ne nous est épargné. En plus d’être lassant, c’est grotesque, et tout cela balaie la jolie ambiguïté perverse qui faisait le charme initial.
Reste à choisir comment voir ce film : un blockbuster convenu sauvé par un auteur lui insufflant quelques éléments vénéneux ou un film d’auteur empesé dans son cahier des charges… Quoi qu’il en soit, c’est clairement un semi-échec.
(5.5/10)
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