I love lucid
Aaron Sorkin pourrait être présenté comme le grand scénariste des coulisses : ses séries abordaient dans le menu détail la fabrication du pouvoir politique (À la maison blanche), du show (Studio 60 on the Sunset Strip) ou de l’info (The Newroom), ses scénarios celle des grandes figures du XXIème siècle (The Social Network et Steve Jobs), tandis que Les Sept de Chicago disséquait les tensions sociales et raciales autour d’un procès mémorable. Dans chaque milieu, l’investigation dévoile une fascination pour des individu dotés d’un talent hors du commun, ce qui se dit de la société qui leur réserve un triomphe – ou un lynchage, et la traque de leurs failles intimes.
Le programme sera donc rigoureusement identique pour Being the Ricardos, plongée plus lointaine dans l’histoire de l’entertainment, puisque Sorkin remonte jusqu’aux années 50 et l’une des premières sitcom de la télévision, I love Lucy. Une revanche pour son actrice principale, Lucille Ball, évincée des studios parce que trop âgée, et à qui on a conseillé de faire la radio pour des shows qui finissent par être mis en image. Toute la dimension historique est fascinante, et reconstitue avec précision cet avènement d’un nouveau divertissement : alors que le système hollywoodien est déjà d’une violence sans pareille (contre les femmes de plus de 35 ans, mais aussi les comédiens d’origine étrangère), des forces vives imaginent un nouveau vivier dans lequel s’installent très vite les incontournables prédateurs : sponsors (ici, les cigarettes du groupe Philip Morris), censure, ligues de vertus et les habituelles équipes du patriarcat.
Comme à son habitude, Sorkin détricote la linéarité du récit pour se concentrer autour d’une semaine décisive, sur laquelle il greffe trois enjeux mettant à mal le show : la grossesse de Lucille, qui souhaite l’intégrer à la série au grand dam des producteurs, une accusation d’appartenance ancienne au parti communiste, et les soupçons d’infidélité à l’égard de son mari à la ville comme à l’écran qui font la une des tabloïds. En résulte un récit dense et, Sorkin oblige, particulièrement riche en dialogues ciselés et incisifs, jusqu’au trop plein. Les diverses thématiques pourraient aisément remplir une saison de série, qui prendrait d’avantage son temps pour évoquer sexisme, racisme, censure, ou traiter des querelles d’ego entre femme actrice et mari producteur exécutif, de celles entre les scénaristes, de la souffrance des seconds rôles, du climat délétère lié à la liste noire et du rôle toxique de la presse.
On pourra compter sur une distribution de haute volée pour prendre à bras le corps ce rythme effréné : même si elle en profite pour se cacher derrière des prothèses un peu douteuses, Nicole Kidman incarne avec justesse une comédienne qui encaisse les coups et parvient à les redistribuer, tandis que Javier Bardem joue sur le fil, entre la puissance mâle et l’exploitation obligatoire d’un exotisme lié à ses origines cubaines.
Le film se perd à quelques moments dans la dissertation trop propre et un peu froide, à la recherche de la saillie parfaite, le tout dans des ambiances chaudes et boisée pour un vernis 50’s un peu trop léché. Mais comme souvent chez Sorkin, la lucidité sur sa propre artificialité est toujours présente : à force de disséquer des systèmes, il ne peut qu’être conscient de celui qu’il bâtit. Les scènes durant lesquelles Lucille supplante le réalisateur pour régler la gestuelle comique et travailler le rythme au cordeau de son show entrent ainsi en résonnance avec la quête de l’auteur/réalisateur lui-même. Dans cette fabrique polie jusqu’à la déraison, les temps morts, les hésitations et les doutes font le contrepoint parfait à ce qui se montre à l’écran : c’est là que se joue l’essentiel d’un portrait qui sonde les failles béantes d’une nation misant toute ses forces à construire son pouvoir par l’image.