Homo Sapiens, autant l'indiquer tout de suite, n'est qu'une succession de plans fixes de durées variables, entre dix et trente secondes, capturés un peu partout sur la planète. Japon, Russie, Europe de l'Est. Un hôpital, une université, une prison. Des vélos abandonnés, des amphithéâtres désolés, des hangars désertés. Cet effarant Buzludzha, ancienne maison du Parti communiste bulgare qui donne autant de frissons que les emblèmes nazi (l'aigle) et soviétique (la statue de L'Ouvrier et la Kolkhozienne) se faisant face sur le Champ-de-Mars, devant la tour Eiffel, lors de l'Exposition universelle de 1937 à Paris. Et bien d'autres lieux moins facilement identifiables. Seul point commun de cette myriade de points de vue : des constructions humaines aujourd'hui abandonnées, à l'état de ruines, gagnées par la pourriture et la végétation. Aucun commentaire, aucune parole. Rien que des bruits, ceux de l'environnement : le vent, la pluie, et les animaux de passages en sont les personnages principaux. Et toujours ces images sidérantes, comme une invitation à la méditation, un voyage onirique questionnant la réalité, le temps et l'espace. Notre temps, notre espace, et toutes les réalités qui en découlent.


De par son concept, de l'ordre du monotone et de l'hypnotique, le film de Nikolaus Geyrhalter ne saurait être fédérateur. L'auteur de Notre pain quotidien, au style parfaitement identifiable, reprend le principe d'une mise en scène aussi simple qu'épurée, aussi classieuse qu'évocatrice. C'est l'histoire des déserts de béton telle qu'elle pourrait être racontée dans un film de science-fiction post-apocalyptique : là où l'être humain semble avoir été éradiqué, dans ces bâtiments immenses et bigarrés ou dans des espaces ouverts et exposés, la nature a repris ses droits. Et plus on avance dans cette réalité on ne peut plus irréelle, plus ces images distillent une beauté glaçante et suscitent un certain effroi. On aurait tendance à l'oublier, mais on parle bien de notre planète et de notre présent. Appréhendé sous cet angle, Homo Sapiens devient vite terrifiant, et c'est ce qui en fait à mon sens un objet largement supérieur à n'importe quelle œuvre de Ron Fricke.


On a affaire à un pur poème visuel lié à la fin d'un monde et aux prémices d'un hypothétique suivant. Nous ne sommes que des êtres de passage, semble nous rappeler Nikolaus Geyrhalter. Le grand point fort d'Homo Sapiens, qui pourrait bien être son tout aussi grand point faible pour d'autres, c'est de laisser une place immense à l'imagination. De faire de cette contemplation un état de rêverie active en nous invitant à nous projeter dans ces décors vides. Fatalement, à mesure qu'on progresse dans ces lieux, on se laisse aller à diverses explications, on écrit une sorte de scénario parallèle qui donnerait les raisons d'une telle situation. Notre propre regard sur ces régions désertées évolue au cours du temps, forcé par le rythme parfaitement constant du défilement : on se focalise sur des détails graphiques (tiens, un lustre est tombé là-bas), sur des sons naturels (des animaux qui passent par-là, le vent qui caresse des cages en fer ou des arbres de papiers, la pluie qui ruisselle inexorablement), sur des mouvements particuliers d'objets en tous genres. Dès les premières minutes, de par l'absence de contexte global, on cherche à donner un sens à tout ce qu'on voit et l'histoire se construit de manière active, avec autant de variations que de spectateurs.


Depuis combien de temps ces lieux ont-ils été vidés de leur substance humaine ? Où se situe ce bord de mer, cet observatoire abandonné, ce dôme perdu dans la neige ? De temps à autre, quelques indications viennent jalonner nos divagations intérieures, à l'instar d'un panneau comportant des caractères japonais. Ces irruptions de conscience éparse, forçant l'implication, brisent l'éventuelle lassitude qui pourrait se dégager d'une telle monotonie. On a véritablement l'impression d'atterrir sur une planète inconnue étrangement similaire à la Terre, ou bien d'être dans la peau d'archéologues d'un futur post-apocalyptique, à la recherche d'une quelconque trace de civilisation définitivement passée. On devine que pour quelques plans les effets du vent ont été travaillés, de sorte que les radiographies de cet hôpital désaffecté se meuvent harmonieusement ou que ces bouts de mousse soient pris dans une ronde en apparence éternelle. Mais cette intrusion dans le réel naturel reste mineure, et la beauté glacée et paralysante du vide omniprésent permet d'oublier cela assez facilement. Une certaine fascination, presque tétanisante, pour peu qu'on soit sensible à l'exercice de style (qui comporte évidemment ses limites) et qu'on se laisse aller au jeu, prend rapidement le dessus. Comme toute œuvre du genre, on pourrait se contenter de regarder les images défiler, béatement, pendant quatre-vingt-dix minutes, mais la part immense d'errance interprétative qui nous est laissée m'aura à titre personnel parfaitement comblé. Subjugué. Et la note finale, vestige architectural disparaissant peu à peu dans la brume et la neige, est d'une beauté esthétique et thématique tout simplement parfaite.


Avec quelques idées du contenu visuel : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Homo-Sapiens-de-Nikolaus-Geyrhalter-2016

Morrinson
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le 19 déc. 2016

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