Le versant américain du cinéma de John Schlesinger a à voir avec la notion de justice, celle subordonnée à la loi et qui s’avère souvent défectueuse, celle que se donne l’individu conscient des limites de la loi de son pays et n’hésitant pas à l’enfreindre. Ses films proposent une articulation entre ces deux sphères, entre justice étatique et justice personnelle, conformément au mythe du pionnier fondateur soucieux de préserver ses droits dans un monde défini par le chaos et la duplicité.
Et derrière ses accents burlesques, Honky Tonk Freeway décline cette thématique essentielle sous une forme chorale et comique, adoptant comme point de départ la colère d’une bourgade devant l’injustice : le pot-de-vin ne suffit pas, le politique ne tient pas sa parole, la ville se meurt et risque de devenir une ghost town… Injustice à réparer, illégalement bien entendu. Aguicher les automobilistes, rendre le pont infranchissable, offrir le gîte, le couvert, l’essence et les petits plaisirs. Schlesinger fait de la colère des habitants une révolte légitime, et cette légitimité est d’autant plus forte qu’elle constitue, à l’échelle du long métrage, le moyeu autour duquel gravitent les protagonistes, leur point de rencontre. La ville de Ticlaw – dont le nom laisse entendre « law », la loi, et « tic », le compte à rebours d’une charge explosive – est le cœur du récit, constamment déviée par les trajets concurrents ; aussi le film prend-il l’aspect d’une carte géante composée de points de départ et de trajectoires géographiques ayant pour destination non pas Miami mais la bourgade rose bonbon qui ne sait plus quoi inventer pour attirer à elle les touristes : un éléphant fait du ski nautique – bon, il n’est pas très doué –, les devantures des magasins et de l’église sont entièrement couvertes de peinture criarde, un zoo promet lions, lionnes, éléphants et rhinocéros.
Honky Tonk Freeway représente ainsi la frénésie consumériste à l’œuvre dans la société américaine, chacun de ses personnages incarnant un type de « réussite » américaine, une déclinaison parodique du self made man : les deux braqueurs amateurs investissent leur argent volé dans des fruits de mer qu’ils ne savent manger ou des vêtements de mauvais goût, les deux voleurs de voiture commettent des délits tout en se montrant éthiques – ils dérobent les véhicules mais laissent les bagages –, une serveuse est séduite par un beau-parleur qui se dit thérapeute et lui promet une fortune à venir, la bonne famille US avec son couple parental et ses deux enfants (une fille, un garçon) dans leur camping-car tout confort, sillonne les paysages de l’Ouest américain sans y prêter attention. Les couples ou groupes de personnages servent à Schlesinger d’instruments de désacralisation et de dégradation des valeurs traditionnelles, processus exacerbé par la présence de deux religieuses, renvoyant chacune à un cliché : la mère supérieure est caractérisée par sa cruauté et son dolorisme, la femme plus jeune par ses regrets et son envie de liberté.
Néanmoins, cet intérêt thématique ne doit pas cacher la faiblesse congénitale du film qui mêle quelques fulgurances – ce saut d’un véhicule à l’autre, anticipant La La Land – à une écriture confuse et impropre à la comédie. Soit une série de sketchs peu drôles dont les situations s’avèrent souvent téléphonées, et ne servent qu’à embrayer les séquences suivantes ; il manque ici une spontanéité, il manque également la cohérence d’un geste artistique qui échoue à faire rire et qui s’achève en queue de poisson. La mise en scène de John Schlesinger garantit la lisibilité de l’ensemble mais ne construit ni une dynamique comique ni des caractères hilarants – seule la grand-mère alcoolique reste en mémoire – : s’il prétend s’être beaucoup amusé pendant le tournage, ce plaisir ne se convertit qu’en sympathie à l’égard d’un film injustement oublié et boudé, mais que thématiques et intentions ne sauraient véritablement sauver.