Vous les croisez chaque jour dans la rue, le plus souvent sans le savoir. Leurs handicaps sont silencieux, et lorsqu’ils se devinent, on leur apprend à se cacher le plus possible. “Mongole”, “débile mental”: ce vocabulaire de la haine, on leur a craché à la figure plus d’une fois, croyant qu’ils ne comprenaient pas l’injure. Quand ils ne peuvent plus se contenir, et que leurs attitudes trahissent le secret de leur maladie, ils doivent faire face aux gens qui s’écartent dans le métro, ceux qui baissent les yeux, ceux qui changent de trottoir... Verbaliser, ils ne savent pas toujours : peu ont eu la patience et l’envie de leur apprendre, mais ils ressentent, ils perçoivent tous ces comportements toxiques. En plus du labyrinthe de leur vie quotidienne, on leur impose le dédale des institutions. Cachés derrière des sigles insignifiants, ces établissements se les renvoient, comme des balles de ping-pong : trop violent, trop cher, trop compliqué… On leur reproche ce qu’on ne saurait dire à un enfant “normal”. “Normal” c’est d’ailleurs le mot des parents favorisés, ceux qui n’ont pas à faire face aux handicaps mentaux. Un mot que l’on rabâche sans cesse aux enfants malades, pour leur rappeler leur condition par rapport aux autres. Leur douleur est silencieuse, mais pour la percevoir, faut-il encore daigner les regarder…


Il y a peu nous évoquions le cinéma de Ken Loach, à travers notre critique de son dernier film, “Sorry We Missed You”. Mais qu’en est-il en France ? Quels cinéastes partagent cette logique du combat et de la dénonciation des dérives sociétales? Entre autres noms, ceux de Olivier Nakache et Eric Toledano se démarquent. Les deux compères semblent vouloir porter dans leurs films une volonté d’affirmer la diversité culturelle de la France : même dans leurs comédies les plus légères, comme “Le sens de la fête”, la mixité sociale est présente. Aujourd’hui, Les Réfracteurs vous proposent de vous attarder sur leur dernier film, bien plus grave et dramatique : “Hors normes”.


Ce film nous raconte l’histoire de deux hommes, interprétés par Vincent Cassel et Reda Kateb, chargés de s’occuper de ces enfants malades lorsque les structures institutionnelles ne peuvent, ou ne veulent plus, s’en occuper. Des cas particulièrement difficiles et qui demandent presque à ces deux héros de l’ordinaire de mettre leur vie entre parenthèses. Pour les épauler ils font appel à des jeunes de banlieue, qu’ils forment pour pouvoir offrir un référent à chaque enfant handicapé. Mais si l’association de Reda Kateb est bien établie, celle de Vincent Cassel ne possèdent pas toutes les autorisations nécessaires. En plus de devoir gérer des cas difficiles, il va se heurter à l’inhumanité de deux inspecteurs des services sociaux.


Disons-le d’emblée, quitte à enfoncer des portes ouvertes : notre duo de réalisateurs nous rejouent un peu la partition de leur plus grand succès “Intouchables”, en opposant jeunes de banlieue et personnes en situation de handicap. Malin, comme l’était à l’époque “Intouchables” mais la grammaire cinématographique est à bien des égards semblable, et on pourrait y voir une forme de répétition. Mais “Hors Normes” semble pourtant se démarquer. Toledano et Nakache ne rabâchent pas totalement, ils transforment pour prolonger leur réflexion.


Déjà parce que là où “Intouchables” se concentrait sur un seul cas, ici les deux cinéastes affirment la volonté de faire un film chorale : les cas sont multiples, et chacun est unique. Une façon aussi de démontrer à quel point les travailleurs sociaux sont dépassés par les demandes de prise en charge.


Mais surtout parce que le handicap mental reste un sujet dramatiquement tabou chez nous, en France. Entendons-nous bien : il n’y a pas de comparaison dans la douleur, et on ne doute pas qu’une personne paraplégique ressente cet emmurement social aussi. Ce que le film nous invite à évoquer c’est cet espèce de non-dit, la honte que l’on fait ressentir à des enfants qui auraient besoin d’exactement l’inverse : de la confiance et de l’attention.


En terme de réalisation pure, nos deux cinéastes sont fidèles à leur style : pas de tape-à-l’oeil, pas de plan séquence interminable, ou autre débauche cinématographique putassière. Leur talent, ils le retranscrivent avant tout dans l’écriture, dès l’ébauche du scénario. Le film est savamment découpé pour permettre une cohérence dans les sentiments des spectateurs, alternant situations complexes puis scènes plus posées qui restituent la solitude des protagonistes. Toutefois Toledano et Nakache ne rompent pas suffisamment avec leur exercice de comédie habituel. Ici les quelques tentatives de gags purs semblent hors de propos et tombent à plat.


"Hors normes” c'est surtout le qualificatif que l’on est tenté d’affubler les personnages de Vincent Cassel et Reda Kateb : on doute fortement que dans la vraie vie, de tels super-héros de l’ordinaire existent. Leurs associations se retrouvent en dehors de la salle de cinéma mais on aurait aimé voir des hommes légèrement plus usés par la mission qui les dépasse fatalement. Mais est-ce innocent ? On peut penser légitimement que Toledano et Nakache ont légèrement grossi le trait pour démontrer une chose capitale : même avec des accompagnants “hors normes”, la réponse apportée aux enfants en situation de handicap n’est pas suffisante. En rendant leurs héros extraordinaires, ils prouvent que les institutions sont dépassées. Ils l’affirment même de manière très explicite lorsque l’un de ces enfants éprouve l’envie incontrôlable de tirer la sonnette d’alarme dans le métro. La métaphore est peut-être un peu grossière, mais le message est capital.


“Hors Normes” n’est pas le meilleur film du duo Toledano/Nakache. Cela, personne ne le contestera. Mais son message est si important et urgent que la réflexion que nous propose les deux réalisateurs est essentielle. Le handicap mental est un tabou en France que le long-métrage brise à juste titre.


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Les_Refracteurs
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le 7 mars 2020

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