À l’heure où l’hôpital public traverse une crise multiforme et est au cœur d’une attention médiatique croissante, surtout depuis la pandémie de COVID, intéressons-nous à un film documentaire des années 1960, pionnier dans la représentation cinématographique des souffrances des patients et du personnel hospitalier. « Hospital », réalisé en 1969 par Frederick Wiseman et récemment restauré, est actuellement projeté dans certains cinémas indépendants. Ce film porte une critique sévère d’un système hospitalier qui, déjà à l’époque, était le réceptacle impuissant d’une souffrance mortifère.
Au cœur des urgences new-yorkaises
À la fin des années 1960, alors que les États-Unis traversent une période de prospérité sans précédent – marquée par le plein emploi, l’émergence d’une classe moyenne éprise de consommation, symbolisée par l’expansion de l’automobile et la démocratisation de la télévision en couleur – une partie importante de la société est abandonnée.
C’est cette Amérique, en noir et blanc, celle des laissés-pour-compte du capitalisme, des marginaux, des pauvres incapables de se payer une assurance santé, des rejetés de leur famille et des exclus du Progrès, que Frederick Wiseman choisit de représenter à travers l’un des lieux les plus emblématiques de la souffrance sociale : l’hôpital.
Wiseman, documentariste au style naturaliste, s’est fait connaître par sa représentation des groupes sociaux les plus fragiles. Citons par exemple Juvenile Court (1973), qui s’intéresse à un tribunal pour enfants, ou encore Law and Order (1969), sur la profession de policier. Dans sa quête d’observation des violences quotidiennes, il choisit ici de poser sa caméra dans le quartier populaire de Harlem, au Metropolitan Hospital, un imposant bâtiment qui domine le périphérique de New York. Ce huis clos hospitalier présente une galerie de portraits, mêlant patients des urgences et personnels soignants – infirmières, chirurgiens, internes, psychiatres.
L’hôpital, lieu de toutes les misères
Le film se veut un kaléidoscope de la société populaire new-yorkaise, avec ses femmes isolées, ses mendiants, ses drogués, ses prostituées, bref, tous ceux broyés par un système économique en pleine mutation. Il s’agit d’abord de filmer la détresse physique à son paroxysme : un jeune homme, poignardé à la gorge lors d’un règlement de compte, soigné en urgence ; une vieille dame en pleine hémorragie pulmonaire, placée sous respiration artificielle, sous les yeux apeurés et impuissants de sa fille. La violence des corps est restituée dans toute sa brutalité, avec les cris des patients, les pleurs des accompagnants, les corps ensanglantés. Wiseman cherche ici à capturer la souffrance sans filtre, avec une volonté assumée de choquer pour conscientiser. Paradoxalement, la mort d’un patient n’est jamais montrée, comme si le réalisateur voulait préserver une dernière lueur d’espoir ou de pudeur, dans un environnement imprégné d’une constante impression de morbidité.
Mais au-delà de la souffrance physique, c’est la souffrance psychologique qui est aussi au cœur du film. Par exemple, ce jeune prostitué afro-américain, rejeté par sa famille en raison de son homosexualité, trouve refuge dans le cabinet d’un psychiatre, qui s’engage alors dans un rapport de force au téléphone avec une assistance sociale dépassée et sourde aux besoins du patient. L’hôpital est bien ici le lieu d’accueil des indésirables, rappelant les workhouses anglaises ou l’Hôpital général de Paris, institutions hospitalières créés respectivement aux XVIe et XVIIe siècles pour enfermer les rebuts de la société, c’est-à-dire les mendiants, fous, vagabonds, prostituées ou encore enfants incorrigibles, et étudiées magistralement par Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique (1961). Produit d’une Modernité soucieuse de rationaliser et de catégoriser la société, les institutions hospitalières ont, historiquement, été partie prenante d’une dynamique de purification de la société, dont étaient extraits les membres jugés parasites. D’ailleurs, on retrouve cette obsession de la mise au travail du pauvre, typique des anciennes institutions hospitalières et de la rhétorique politico-religieuse de l’Ancien Régime, lorsque l’on entend le psychiatre rappeler, à plusieurs reprises, que le jeune prostitué ne pourra s’en sortir que par le travail et par le fait de se rendre utile à la société.
J. Rigaud, Vue de l’hôpital Royal de Bicestre, XVIIIe, Archives de l’Assistance Publique de Paris (APHP). L’hôpital de Bicêtre, ainsi que l’hôpital de la Salpêtrière, ont fait partie, à partir de 1656, sur décision du roi louis XIV, de l’Hôpital général de Paris, institution qui réunit divers établissements où étaient enfermées, de gré ou de force, des milliers d’hospitalisés, issus des couches les plus pauvres et miséreuses du royaume de France.
Malgré sa médicalisation, surtout à partir du XIXe siècle, l’hôpital reste un lieu où se déverse anarchiquement la misère sociale, comme en témoigne encore aujourd’hui la fréquentation des urgences par les sans-abris qui n’ont pas d’autres lieux pour se réfugier. Ce documentaire nous fait ainsi réfléchir aux permanences troublantes de l’Histoire, notamment en ce qui concerne le contrôle exercé sur les groupes les plus vulnérables de la société ; une étrange persistance d’un discours de domination et de contrôle qui perdure depuis des siècles.
Le corps ausculté
La question du corps observé et ausculté traverse le film. On pense à cette scène où un vieil homme, honteux à l’idée de dévoiler son intimité, redoute un cancer de la prostate. Wiseman montre toujours le personnel soignant sous un jour rassurant, motivé par la recherche thérapeutique, mais il semble occulter les pratiques de contrôle des corps, parfois à la lisière de l’éthique médicale. L’hôpital, à l’instar des autres institutions, a une dimension disciplinaire et normative ; c’est aussi ce lieu où s’exerce ce que Michel Foucault appelle le « biopouvoir », c’est-à-dire un contrôle institutionnel sur les corps et sur la vie. La coercition n’est jamais loin, comme le montre la présence récurrente de la police dans l’hôpital, signe que l’ordre hospitalier ne peut se maintenir que par la violence, surtout envers une patientèle populaire souvent perçue avec méfiance.
« L’hôpital reste un lieu où se déverse anarchiquement la misère sociale. »
Un personnel soignant héroïque
Le film met également en lumière un personnel soignant au cœur d’un système hospitalier en crise. Qu’il s’agisse d’infirmiers, de chirurgiens ou de psychiatres, tous sont valorisés. Leur empathie, leur sang-froid face aux situations d’urgence, sont exemplaires. On pense à ce psychiatre mobilisé, au moins par éthique professionnelle, au mieux par sincérité, pour aider un jeune homosexuel ou à cet interne qui, avec calme, prend en charge un étudiant en plein bad trip.
Malgré les sous-effectifs et la charge de travail, le personnel fait preuve d’une humanité touchante, allant parfois jusqu’à transgresser les règles établies au nom d’une morale ordinaire. L’exemple de l’infirmière qui s’attache à un enfant abandonné et cherche à le recueillir chez elle, au mépris du règlement professionnel, en est une illustration. Cependant, Wiseman n’aborde que superficiellement la fatigue empathique de ce personnel qui peut émerger lorsque la charge de travail devient insupportable. Si le film suscite notre admiration pour ces métiers du « care« , il nous fait aussi réfléchir à la responsabilité des gouvernants à offrir un environnement professionnel décent pour prévenir les dérives.
Un hôpital en crise
Le documentaire nous présente enfin l’image d’un hôpital en crise structurelle. Le terme même de « crise », du grec krisis, utilisé initialement en médecine pour désigner le point culminant d’une maladie, semble ici approprié pour qualifier un système hospitalier à bout de souffle. Wiseman questionne la dimension systémique de cette crise, marquée par le manque de moyens et de reconnaissance à l’égard des personnels. Une crise qui traverse les époques et s’enracine dans nos sociétés néo-libérales, peu enclines à investir dans le traitement de la souffrance des plus fragiles.
« En choisissant l’hôpital comme cadre d’une tragédie ordinaire, Frederick Wiseman nous alerte sur un processus de décivilisation »
Jacques Tenon, professeur royal de pathologie, écrivait en 1790 que « les hôpitaux sont, en quelque sorte, la mesure de la civilisation d’un peuple ». Après le visionnage de « Hospital, il était une fois l’Amérique », il est difficile de ne pas voir notre propre système hospitalier, et par extension nos sociétés, sous un jour plus sombre. En choisissant l’hôpital comme cadre d’une tragédie ordinaire, Frederick Wiseman nous alerte sur un processus de décivilisation auquel nous assistons. Pourtant, en nous confrontant à cette souffrance, il participe aussi à exorciser certaines douleurs et à raviver des pulsions de vie.
https://comptoir.org/2024/10/15/hospital-une-anatomie-du-soin-et-de-la-souffrance/