Le film s'ouvre sur un long travelling dans de hautes herbes montrant l'autoroute au fond du plan. Il vient s'achever sur une cabane de tôle. On le garde en mémoire, se disant que l'endroit aura une importance. Qui dit habitat de fortune dit migrant en effet. L'accueil des exilés va être le thème du deuxième film de Kōji Fukada. Mais pas sur un mode militant, comme ferait un Ken Loach ou un Guédiguian. Le Japon tout entier va être représenté ici par la maison d'un imprimeur, le rez-de-chaussée étant consacré à l'atelier et l'étage aux parties domestiques. L'occasion d'interroger le masque que porte chacun et l'éternelle question de la vérité derrière l'apparence.

Mikio est un homme affable, qui vit avec sa fille Eriko et sa nouvelle femme Natsuki, en cohabitation avec sa sœur Seiko. Cette dernière ne rêve que de quitter le nid pour s'installer à l'étranger. C'est exactement ce qu'a fait la perruche Pii, au grand dam de la petite fille. On met donc une affiche pour la retrouver. Se présente alors un certain Kagawa, que Mikio connut dans sa jeunesse et qui prétend avoir vu l'oiseau "près de la gare". En discutant, il manipule un peu l'une des machines, montrant qu'il est à l'aise avec le métier d'imprimeur. Puisque l'un des employés tombe malade, il va pouvoir prendre sa place. Le ver est dans le fruit.

Au programme, secrets et mensonges, pour reprendre le titre d'un film de Mike Leigh. Mikio laisse entendre qu'il est veuf, alors que sa femme l'a quitté pour refaire sa vie avec un autre, qui vient de lui donner un enfant. Natsuki, chargée des comptes, subtilise chaque mois 100.000 yens pour aider son demi-frère, qu'on croit au départ être son amant. Mais le plus mystérieux est bien ce Kagawa. Veut-il prendre le contrôle de l'imprimerie ? C'est bien ce que pense le spectateur, méfiant à son égard.

Exactement comme le Japonais moyen est méfiant vis-à-vis de l'étranger : le Japon en effet, est l'un des pays les plus fermés à tout ce qui n'est pas autochtone. Bien des étrangers sont tolérés mais ils ne seront jamais considérés comme d'authentiques Japonais quoiqu'ils fassent. Fukada est aux antipodes de cette mentalité, lui qui s'ouvrit à la culture occidentale en voyant les films de Rohmer et de Truffaut, puis en lisant toute la Comédie humaine de Balzac, enfin en s'intéressant à la conception de l'hospitalité exprimée par Jacques Derrida. Celui-ci soutient qu'on doit respecter l'anonymat de l'étranger, en ne lui demandant ni son nom ni d'où il vient. C'est peut-être dans cet esprit que Fukada nous laisse dans le flou sur le rôle des deux femmes qui vivent avec Mikio : Natsuki semble trop jeune pour être son épouse, et l'on ne comprend que tardivement que Seiko est sa sœur. Quant à Eriko, de qui est-elle la fille ? D'aucune des deux ! Fukada joue ainsi avec le mystère caché derrière l'apparence. Lorsque Kagawa introduit une blonde dans le foyer, Mikio et Natsuki ne tardent pas à lui demander d'où elle vient : au couple, elle répond qu'elle est brésilienne (en ajoutant qu'elle est prof, non de samba mais de salsa, ce qui jette déjà un doute !), à un autre qu'elle est bosniaque. Et lorsqu'elle entamera un chant final dans le silence, on y entendra toutes sortes de langues, notamment le français et l'anglais.

Cette Annabelle est l'atout-maître de Kagawa. Il la présente comme sa femme, mais les râles de plaisir qui empêchent le couple de dormir n'ont-ils pas été simulés ? Ce n’est pas le moindre des plaisirs de cet Hospitalité que de nous faire reconsidérer après coup tout ce qu’on a pris pour argent comptant. Quoiqu’il en soit, tel l'intrus du Théorème de Pasolini, Annabelle réveille les passions endormies. Natsuki oppose un "stop" ferme aux avances de Mikio, dont on devine la frustration. Dès lors, il ne résistera pas longtemps aux invitations aguicheuses de la blonde. Natsuki, de son côté, dont Kagawa soupçonne qu'elle épousa Mikio par vénalité, répondra à l'appel du pied d'un beau rocker. Ainsi Kagawa tient-il le couple, en révélant à chacun qu'il sait ce qu'il espère cacher. Du chantage en bonne et due forme, même si l’homme récuse le mot. Il prend de l'assurance, passe les commandes et embauche qui il veut, tout en continuant à donner respectueusement du "patron" à Mikio bien sûr.

"Merci d'avance de nous accueillir", lance finement Kagawa au couple après avoir fait venir Annabelle. La phrase est programmatique et ce "nous" volontairement ambigu. Car celui qu'on prenait pour un parasite désireux de manger sa proie n'avait qu'un objectif : faire venir dans cette maison le maximum de monde. "C'est le moment" lance-t-il à celle qui semble être davantage sa comparse que sa maîtresse. Une vingtaine de personnes débarquent dans la maison devant le couple ébahi et impuissant. De toutes sortes : des Noirs, des Asiatiques, des Occidentaux, des Arabes... Tous s'entassent dans une pièce, avant de constituer une longue file d'attente pour les W.C., dans laquelle prennent place, comme les autres, Mikio et Kagawa - seule la petite fille est prioritaire. On n'est pas très loin des Marx Brothers ! Les étrangers s'emparent du rituel familial du brossage de dents au-dessus de l'évier. On imagine le choc pour une Natsuki qui, comme tout bon Japonais, s'émeut que Seiko, rentrée ivre, ait "gardé ses chaussures" pour pénétrer dans la maison... Mais il y a un avers à la médaille : rapidement, toute cette foule se met aussi au travail, fait tourner l'imprimerie sans que le patron n'ait plus rien à faire. Un clin d’œil à l'apport économique des migrants.

Mikio aimerait bien être tranquille, tout de même, pour l'anniversaire de Natsuki. Kagawa y voit au contraire l'occasion d'appuyer sur l'accélérateur : la cérémonie intime que souhaitait le chef de famille va devenir une grande fiesta où l'on boit et danse à gogo. Les rotatives, qui continuent de tourner, semblent elles aussi danser à l'unisson des corps qui se déhanchent - belle idée. Le couple, réticent, finit par entrer dans la ronde et se laisser gagner par la liesse. Jusqu'à ce que Natsuki avoue à son mari qu'elle a couché avec un garçon. Gifle, rendue par sa femme qui a bien vu le fricotage de Mikio avec Annabelle. Voilà qui interrompt brutalement la fête. De toute façon la police débarque pour vérifier les papiers de tout ce beau monde. D'où une réjouissante course-poursuite autour du pâté de maison, filmée de façon quasi burlesque par Fukada, à nouveau dans le style des Marx Brothers.

Il fallait que la police vienne siffler la fin de la récré car le contrepoint de cette fable est l'ambiance hostile aux étrangers qui innerve le quartier. Au début du film on voit Seiko, qui pourtant rêve elle-même de s'exiler, rejoindre des rondes organisées par les habitants pour traquer ceux qui n'ont rien à faire dans le quartier. Mikio ne se sent pas concerné mais il signe malgré tout la pétition qu'on lui présente : il est essentiellement soucieux de respectabilité, point faible que Kagawa saura exploiter. Sa jeune épouse, craintive, ne veut pas s'exposer - elle sera d'ailleurs reçue assez froidement lorsqu'elle se laissera convaincre de participer à l'une de ces réunions de quartiers où l'on organise l'expulsion de ceux que l'on perçoit comme des parasites.

Fukada a expliqué s'intéresser à cette question : "comment affronter l'instabilité ?". A ses yeux, il est plus intéressant de la faire porter par des gens ordinaires que par des personnages socialement marqués, très riches ou en grande détresse. Bien d'accord. Ici, Mikio et Natsuki ne sont ni des racistes haineux ni des conservateurs rabougris : Mikio accueille ce Kagawa avec confiance et Natsuki enseigne l'anglais à la petite Eriko (la scène où Annabelle prononce mieux qu'elle est assez savoureuse à cet égard). Ce sont surtout des gens soucieux de l'apparence qu'il donne aux autres, chose si importante au Japon. Ouverts jusqu'à une certaine limite. Qui ne veulent pas d'ennui. C'est cela que vient bousculer l'intrigant Kagawa.

Après plusieurs heures en garde à vue où il s'est fait "cuisiner", Mikio est de retour chez lui. S'affale sur la table longuement, comme marqué par le tourbillon qu'il vient de vivre et qui a cessé aussi brutalement qu'il était survenu. Kagawa et Annabelle sont repartis gaiement pour d'autres aventures, refaire cela ailleurs ? Quant à Natsuki, elle a tout simplement acheté une autre perruche, replacée dans la cage. Tout est revenu en ordre, ou tout le sera dès que le ménage sera fait et le tableau au mur replacé droit. Mais Mikio en a gardé une trace : il déclare à la mégère qui sans cesse rôde autour de son magasin "merci de ne pas dire du mal de mes amis".

On pourra trouver cette morale un peu gnangnan : se refermer sur soi-même, vivre dans la méfiance, c'est mal, s'ouvrir à autrui c'est formidable et les migrants sont des gens chaleureux autant que généreux. Si c’était aussi simple… On pourra aussi contester le héros positif qu’est Kagawa, qui impose sa vision de l’accueil à autrui sans en subir les conséquences. Oencore objecter que les nuisances créées par une foule de migrants ne sont peut-être pas que pur fantasme. Bref, on aurait envie de tenir un discours un peu moins politiquement correct, quitte à se faire l’avocat du diable.

C'est la limite du film : il ne prend guère de risque dans son propos, sûr de mettre les gentils de son côté. Heureusement, il le fait avec une grande légèreté, d'où le parfum sympathique qui se dégage de cet ode à l’hospitalité. Fukada explique, dans le bonus du DVD, qu'il a aimé dans La comédie humaine le fait que Balzac recycle ses personnages en leur confiant tour à tour des rôles de premier ou de second plan, leur conférant chaque fois un nouvel éclairage, mettant ainsi en lumière la complexité humaine. Ainsi fait-il avec son ami de longue date Kanji Furutachi, qui joue ici Kagawa : dans Harmonium, au thème proche, il lui donne un rôle plus négatif. A voir donc, pour compléter ma connaissance de ce cinéaste, découvert avec le magnifique Love Life, son dernier opus de Fukada à ce jour.

7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 2 févr. 2025

Jduvi

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