C'est probablement la quintessence du populisme français cinématographique. Jean Aurenche et Henri Jeanson cisèlent des dialogues inoubliables, dont on ne peut pas ignorer la fameuse réplique d'Arletty : C'est la première fois qu'on me traite d'atmosphère... atmosphère, atmosphère, est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ?. Pourquoi cette réplique sublime balancée à Jouvet sur un pont du canal Saint-Martin, est-elle devenue aussi célèbre ? Nul le sait, sans doute la façon dont Arletty la décoche, elle traverse le temps et donne à cette petite scène un relief saisissant.
Aurenche et Jeanson adaptent en remaniant complètement un roman d'Eugène Dabit, pour offrir à Carné un mélodrame qui parodie le style de Prévert et son romantisme désespéré, avec un couple d'amoureux maudits ; à l'origine, le film devait être centré sur ce couple incarné par Annabella et Jean-Pierre Aumont, mais il faut bien reconnaitre qu'il est plutôt fade, surtout vu aujourd'hui, alors que ça marchait peut-être mieux dans les années 30. Mais on sent les dialoguistes moins intéressés par ce couple et plus attirés par celui formé par Arletty la tapineuse à l'accent parigot, et Jouvet le souteneur déclassé aussi spirituel que comique ; ça donne lieu à des scènes vraiment savoureuses, dont celle du pont déjà évoquée, car leurs compositions pittoresques font toujours rire, le réalisateur donnant la part belle à la comédie de boulevard qui atténue l'aspect sombre et peu rieur des amants.
J'ai vu ce film quand j'étais très jeune parce que m'intéressant au cinéma, on me disait de le voir, je l'appréciais modérément parce que je n'étais guère attiré par les tons mélos de ce cinéma français d'avant guerre, mais revu aujourd'hui, je me rend compte combien ce réalisme noir et d'amours impossibles devient plus accessible pour moi, même si je n'en aime pas tous les aspects. En tout cas, je préfère nettement ce film à Quai des brumes ou le Jour se lève du même réalisateur, qui sont beaucoup plus sombres et mélos.
Ce qui est remarquable aussi, c'est la reconstitution en studio d'un quartier entier de Paris, d'un lieu autour du quai de Jemmapes, au bord du canal Saint-Martin, réalisé minutieusement par le grand décorateur Alexandre Trauner. Ceci donne aux mouvements de caméra, au rythme des séquences, une véritable identité, de même que les éclairages sont la signature d'un grand metteur en scène alors en pleine ascension. Un film qui fait partie du patrimoine cinématographique français.