Cette adaptation du roman d'Eugène Dabit prend place au bord du canal Saint-Martin, dans un Paris des Années Folles. Alors qu'on imagine cette période faste et heureuse, on nous dresse ici le portrait d'âmes brisées par la société : deux jeunes suicidaires au premier plan certes, mais aussi tout l'écosystème de l'hôtel. L'entrée par un dîner joyeux laisse vite place à la souffrance. Les amours sont au cœur de l'histoire, et chaque couple est fissuré à sa manière. On peut alors voir toutes les facettes de l'amour toxique, ainsi que tous les défauts de l'humain. Cela contraste d'ailleurs avec le ton et les musiques heureuses. Une multitude de personnages sont décrits ainsi avec profondeur, on ne sait même plus qui sont les protagonistes.
Les dialogues sont excellents, Henri Jeanson joue avec chaque mot à la manière d'un poète. Les intonations et accents témoignent d'ailleurs de la sphère sociale de chacun. Ironiquement, on relèvera l'argot employé par une prostituée, quand son accent de "prolo" semblera tout naturel. Les acteurs donnent corps à cette prose, ils sont les voix et les visages du récit.
Avec cette oeuvre, Marcel Carné laisse une nouvelle fois son empreinte dans le cinéma français, sa caméra sublimant les personnages et le Paris d'entre-deux-guerres. Les lumières mettent en valeur les yeux pétillants des uns, amoureux, comme les rides et les ires des autres, loin d'être épargnés par la vie.
Le film, en plus d'être une formidable preuve d'amour au Paris d'antan, dépeint également la réalité patriarcale de l'époque sans manichéisme, la femme dépendant souvent de son homme pour survivre, ou seulement pour avoir le courage de continuer à vivre. Et malgré le rôle d'appât (pour certains) de Renée, cette nuance est apportée par Prosper Trimault (Bernard Blier), homme bon, mais trop con, pour voir que sa femme le trompe. Il trouvera quand même sa "petite reine", tout en demeurant dans l'erreur, en recommençant son excès d'ingénuité. A côté, Raymonde, femme battue, continue d'aimer son mari malgré ses tares. C'est même lui qui se décidera à partir. Les maris violents sont aimés et les maris aimants voient leur honneur violé.
La fin prétendument heureuse est teintée de sarcasme, le coeur brisé s'offrant à la mort, quand les suicidaires du début deviennent les mariés à la flamme naissante.