Pour solde de tout compte
Le film s’ouvre sur une érection. Après un travail manuel et minutieux, les sœurs portent dans la neige une statue du Christ qu’elles posent sur son socle. Une séquence intense, silencieuse et profondément iconique, comme savent en faire Bresson ou Dreyer. Dominant le froid, ses fidèles, il sera le modèle inhumain ou surhumain, auquel tendra Ana.
Mais avant de prononcer ses vœux, une visite à son maigre reste de famille, une tante peu motivée à la rencontrer, va lui donner l’occasion de se frotter au monde.
Un monde où l’on évoque Dieu au début de chaque phrase, où les formules chrétiennes font partie de la ponctuation. Un monde où les ravages du communisme, le dernier fanatisme en date, sont encore dans les esprits, particulièrement celui de la tante qui en est une des grandes figures déchues. Un monde, enfin, où l’on s’acharne à oublier la tragédie de la guerre, en vivant sur les propriétés de ceux qui en furent spoliés, et dont les restes, enfouis sous la terre dont on se dit propriétaire, n’hantent heureusement plus grand monde.
Le programme est limpide : avant que de se retirer de lui pour son salut, vois le monde et son cortège d’horreurs, son humanité blessée et vidée de dignité, déchue de toute grâce.
C’est par les brillances d’un noir et blanc superbement ouvragé que se dévoilent les clartés blafardes des extérieurs, la profondeur de la terre gelée ou les clairs obscurs des salles de bal. Le cadrage, très particulier, dit lui aussi cette difficile adaptation à l’univers : les visages, souvent coupés au bord du cadre, laissent un espace démesuré à un décor qu’ils n’investissent pas avec pertinence, perdus en lui et face à lui.
Car Ana retrouve avec son nom, Ida, l’identité juive et le cours de l’histoire sanglante qui fit rage aux portes de son couvent. Sur ce visage sublime, (qui n’est pas sans évoquer la jeune Claire Danes) vierge de toute expérience, va s’animer l’étonnement d’un regard de braise, seul indice d’une vie et des élans qui l’animent. Avant que la coiffe ne tombe, nous n’aurons que lui, et trois fossettes pour faire connaissance avec le personnage, tout entier tendu vers l’extérieur, dans un renoncement de soi altruiste et avide de connaissance.
[Spoilers]
Dans une sorte de road movie timide, cette enquête modeste sur la naissance se solde par la quête d’une sépulture. La jeune fille trouve une famille, la tante accepte enfin sa perte. L’une se construit sur le deuil, l’autre regarde enfin le néant les yeux dans les yeux. Le suicide de l’initiatrice achève d’ébranler les convictions d’Ida, qui va, en hommage funèbre, jouer la vie pour la morte : l’alcool, les cigarettes, la robe longue, l’amour, enfin.
Ida a désormais tout vu, et peut faire son choix. Son engagement, son retour sur ce prélude de Bach, immortalisé par Tarkovski dans Solaris et repris récemment par Lars Von Trier dans un tout autre contexte, est celui de la grâce. Mystérieuse, révoltante, peut-être, pour celui qui ne serait pas animé par la foi, mais ici d’une légitimité à toute épreuve. Délestée d’un monde qu’elle peut prétendre avoir rencontré, Ida va dorénavant, par l’obéissance, la pauvreté et la chasteté, se livrer entièrement à son salut. Malgré lui, et pour l’amour de l’humanité.