En général, on a tendance à considérer nos cinéastes préférés comme précurseurs en leur domaine. Ça renforce leur aura et leur permet d’accéder au titre de « génie ». C’est parfois parler hâtivement. Non pas que ce génie soit inexistant, mais il est intéressant de remonter l’histoire du cinéma pour débusquer les vrais précurseurs, ceux qui ont sorti leur film dans l’indifférence générale et qui sont beaucoup moins passés à la télé. L’entreprise permet non-seulement de relativiser le culte autour de certaines figures, mais également de mieux les comprendre grâce à l’exploration de leurs influences.
Ainsi, Ikarie XB-1 est tellement avant-gardiste qu’il donne le vertige. Au-delà de ses similarités esthétiques et thématiques évidentes avec 2001, l’Odyssée de l’espace, on y retrouve la quasi-intégralité des questions qui animent notre hard-science contemporaine, en particulier Interstellar. Nolan a d’ailleurs été jusqu’à reprendre des répliques entières (« Je serais plus vieille que toi quand tu reviendras ») et en faire des symboles forts encore encrés dans nos caboches. Au niveau de l’ambiance générale, le parallèle avec Alien s’impose : les personnages se perdent dans un dédale de couloirs oppressants, aux murs métalliques et froids, à la fois menaçants et protecteurs. D’une manière générale, on y retrouve tous ces films et séries où l’action se concentre dans un vaisseau spatial, Star Trek en tête. Tout est là : le capitaine responsable de son navire, la diversité des savoir-faire et surtout l’organisation en une micro-société (un « village » comme l’explique la voix off) qui doit faire face aux péripéties spatiales collectivement.
Tous ces titres font l’histoire de la science-fiction, et pour cause : Ikarie XB-1 est un petit concentré de cette histoire. Toutefois, au lieu de s’amuser à retrouver toutes les références comme on le ferait avec Les Gardiens de la Galaxie, on est vite absorbé par cette épopée à l’ambition démesurée. Le point de départ est universel : la recherche de la vie. 40 curieux embarquent donc, parfois en couple, pour un voyage périlleux vers un espace où le temps passe beaucoup plus lentement. Cette communauté semble, aux premiers abords, heureuse de passer plusieurs mois (années ?) coupée du monde. Seulement voilà, l’entre-soi est dangereux et alors que certains subissent la moquerie, d’autres sombrent dans la folie. Les tics des uns et des autres agacent dans un premier temps, puis une démence surnaturelle survient. L’astre noir, qui occulte le long dernier acte n’est dès lors ni plus ni moins que l’apogée d’un délire généralisé causé par une promiscuité qui éreinte les esprits jusqu’à l’endormissement. La maladie qui n’en n’est pas une touche particulièrement un protagoniste, qui va même nier l’existence de la terre, le vaisseau étant devenu sa seule réalité. La scène est d’autant plus puissante qu’elle ouvre le long-métrage, comme pour annoncer la couleur. Dès la première seconde, on sait que ça va partir en steak. On sait que la nature humaine va reprendre le dessus. En effet, cette démence, elle est on-ne-peut-plus humaine, et alors que nos héros cherchent la vie, ils rencontreront d’abord la mort, leur propre mort.
La scène du vaisseau abandonné, qui sera encore une fois reprise dans d’autres chef-d’œuvres de SF comme Sunshine constitue un sacré morceau de flippe, assez inattendu. La mise en scène magistrale découvre peu à peu un carnage de plus en plus terrifiant car il nous renvoie à la violence qui sommeille au fond de nous, une violence qui s’est manifesté tout au long du XXème siècle et qui continue à nous hanter. Contrairement aux passagers de l’Ikarie, l’équipage de cet objet spatial inconnu a succombé à l’entre-soi. Usant d’effets spéciaux assez bluffants pour l’époque, Jindřich Polák profite de cette rencontre meurtrière pour mettre en évidence le principal obstacle à une telle épopée : l’homme. « Nous pensions tout savoir sur l’univers » regrette un protagoniste. Peut-être est-ce vrai en Tchécoslovaquie des années 2160 (on ne peut pas tout anticiper non plus), mais malgré toutes ses connaissances, l’homme n’en demeure pas moins mystérieux et inattendu.
Mais l’Ikarie est sauvé. Sauvé par une forme de vie qu’on ne verra jamais, la faute à une fin ouverte qui met à l’épreuve notre imagination. Là n’est pas le sujet. A l’instar de tous les classiques qui lui succéderont, le long-métrage use de ses ambitions scientifiques pour tirer le portrait de notre espèce. Il est peut-être là le génie : Concéder que tout cinéma, SF comprise, traite avant tout de l’humain.