Avec Il Buco, Michelangelo Frammartino nous offre un film d’une beauté singulière, presque ascétique, qui laisse le spectateur suspendu dans un espace-temps où le silence et le son naturel prennent le pas sur la parole. C’est une œuvre qui respire à travers ses images et, surtout, à travers ses sons ; le vent qui murmure, le cri d'un vieux berger appelant ses bêtes, le glissement des rochers sous les pas prudents, et les sons discrets des gouttes d’eau qui résonnent dans l’obscurité nous font pénétrer au plus intime de cet environnement souterrain. Cette dimension sonore, loin d’être un simple accompagnement, devient un personnage à part entière, nous immergeant dans un monde où la nature est souveraine. La photographie sublime d’Il Buco capture chaque détail des paysages des Abruzzes et de l’intérieur de l’abîme de Bifurto, transformant la roche en une cathédrale naturelle et silencieuse. Chaque plan est pensé comme une toile, immobile et contemplative, où le mouvement des hommes semble dérisoire face à l'immensité minérale. Mais Il Buco ne se contente pas de nous éblouir visuellement et auditivement. Il nous raconte une histoire à double lecture, celle d’un monde ancien qui s’éteint lentement, incarné par le vieux berger mourant, tandis que la modernité s’étend, rapide et bruyante. Pendant que les spéléologues descendent dans les entrailles de l’Italie, sondant l’inconnu et remontant presque le fil du temps, la surface, elle, change. La télévision s’installe, des immeubles jaillissent, et le rythme de vie s’accélère, marquant la fin d’une époque.
Cette exploration devient alors plus qu'une aventure scientifique ; elle prend une dimension presque philosophique. Les hommes qui descendent dans la grotte ne cherchent pas seulement à cartographier un lieu encore inexploré, ils réaniment, sans le savoir, l'esprit d'un passé immobile et secret, en contraste flagrant avec le fracas de la modernité qui se construit au-dessus d'eux, sous forme de gratte-ciels. La descente des spéléologues devient alors une métaphore puissante qui résonne avec la réflexion de Dostoïevski dans Les Carnets du sous-sol *. Comme l'homme du sous-sol, les spéléologues se retirent volontairement de la surface bruyante et modernisée, entrant dans une sorte de refuge introspectif où le temps ralentit et où la nature retrouve sa place de maîtresse silencieuse. Ce retrait rappelle également l'analyse sociologique de Hartmut Rosa ** selon laquelle la modernité, en cherchant à rendre le monde disponible et contrôlable, déshumanise et accélère l'existence. Les spéléologues, dans leur exploration, rendent au contraire le monde à son état d'indisponibilité, touchant à un espace où l'homme doit s'adapter et observer sans dominer. Cette quête, loin d'être une simple aventure, devient alors une critique de la vitesse et de l'emprise technologique qui transforment notre rapport au monde en un processus utilitaire et aliénant. Frammartino, par le silence et la lenteur de sa mise en scène, rappelle que le vrai sens se trouve peut-être dans l'inatteignable et l'inexploré, un écho direct aux réflexions de Dostoïevski sur l'isolement volontaire et de Rosa sur la redécouverte de la résonance avec notre environnement.
La grotte, sombre et silencieuse, se révèle être un sanctuaire du temps, un rappel que la profondeur du monde est faite de patience et de lenteur, à l'opposé de l’effervescence de la surface. Alors que le vieux berger veille une dernière fois sur son monde en déclin, le spectateur ne peut que sentir la mélancolie de cette transition, le passage d'un temps à un autre, où le bruit et la vitesse prennent le dessus. Il Buco est ainsi une méditation sur la tension entre un monde qui prend racine dans le passé et un présent qui ne cesse d’accélérer. C’est un film qui, sans un mot de trop, laisse parler les éléments et les hommes, offrant un contraste saisissant entre la quête de l'inconnu et la réalité inéluctable du changement. Frammartino nous rappelle que, dans le silence des profondeurs, résonne encore l’écho d’un monde ancien, un écho que seuls les aventuriers et les âmes contemplatives sauront entendre.
* Les Carnets du sous-sol - Fiodor Dostoïevski (1864)
** Rendre le monde indisponible - Hartmut Rosa (2020)
A lire : Critikat
A écouter : La gêne occasionnée
Mon film préféré de 2022