Au milieu d’une distribution cinématographique qui se bouscule, de films qu’on a à peine le temps de voir, de films très peu distribués, Il buco fait peu de bruit. C’est regrettable mais normal, car à son visionnage, Il buco est discret. Mieux, il est sobre, et en cela, d’une grande beauté.
La situation est simple et reste simple. La photographie rend tout à fait lisibles les gros plans comme les plans très larges, souvent fixes, souvent longs, où les personnages sont petits dans l’image. Chaque protagoniste fait son job. Le vieux bouvier s’occupe de son troupeau, les spéléologues s’installent pour explorer la grotte, le médecin examine son patient, la vache meugle, le vent souffle, la grotte goutte. Les plans ne représentent pas, ils présentent. Le film prend le temps d’établir des faits et désamorce méticuleusement les théories hors-sols. La mise en scène en devient purement factuelle, et cette simplicité a le bénéfice de ne pas essayer de philosopher sur son sujet. C'est bien de là d'où le film tire sa vraie poésie, en établissant des faits visuels et sonores du réel des personnages, et en ramenant ces faits à comment ils s’opèrent, comment ils s’agencent. On sait par exemple peu de choses de ce vieux bouvier, mais on voit sa technique de communication avec les animaux, on voit son visage en gros plan dont chaque ride imprime une année de labeur, on voit sa solitude, sa sociabilité, son repos (puis son trépas). En cela, le film est très physique. On le voit en plan serré pousser des cris à ses bêtes, puis en plan large, pousser des cris à ses bêtes. On a le temps d’observer, de contempler, de ressentir les énergies du lieu, et ce qui s’opère en terme de mouvement ou de fixité de la matière dans l’espace. De la même manière, on ne sait rien de ces spéléologues, mais on voit leur véhicule rentrer dans le champs du bouvier et klaxonner les vaches qui sont sur sa route, on les voit jouer au foot pour tuer l’ennui, ou encore méthodiquement préparer la descente dans ce trou. Le réalisateur ne s’intéresse pas à ce qui se joue dans les paroles ou dans les idées, il s’attache à ce que fait l’humain, l’animal, la montagne, le village. Puisqu’on s’en tient aux faits, on fait l’inverse d’essentialiser, l’inverse de philosopher, l’inverse de la parole, on donne de la contenance aux personnages, aux décors, aux animaux, aux objets. Et la contenance est une immanence. Ergoter sur un tel film serait ne pas s’attacher à ces faits, donc au travail du metteur en scène. Il faut lire mais ne pas surinterpréter.
Alors dans les faits. Le film confronte, par montage alterné, l’acte de contemplation et celui d’exploration. La contemplation du vieux sur sa vallée. L’exploration des spéléologues dans leur trou. La première commence le film et meurt par la faute de la seconde. La seconde commence plus tard et meurt par sa propre faute. Descendant de plus en plus loin, les spéléologues se retrouvent, étonnés et déçus, au bout. Le montage insiste tellement à nous montrer la descente de plus en plus claustrophobe, que l’on finit en tant que spectateur par s’attendre à une apparition, mystique ou autre, mais non. Le bout. Le film est dans les faits. Quand on descend dans les profondeurs de la terre, on finit par toucher le fond. On s’en serait douté sans avoir eu à y aller, pourtant il fallait aller voir. Il fallait énumérer les séquences pour les ressentir. En parallèle, celui qui n’en a jamais eu la curiosité est le vieux vacher. Il observe tous les jours ce pré, tous les jours ce trou, mais pas un jour n’eut-il l’audace du profane. Son acte à lui, est celui de la contemplation. Il parle peu, et communique avec ses bêtes en poussant de petits cris d’appel « Hoowa ! Hi, hi !… Teï teï teï ! Hoowa ! ». Le montage du film évoque un lien mystique entre les deux. Ces spéléologues seraient-ils en train de descendre littéralement dans le corps du vieux ? Et au passage de le tuer ? Les humains seraient les parasites de la Terre, et d’eux-mêmes. Tout concorderait. Mais Il buco n’est pas un récit, c’est une expérience. Il n’y a donc pas de codes de récit à en tirer, de liens entre différentes intrigues, de dialogues auxquels se raccrocher. Tout le film n’est qu’un culte à l’expérience directe. Ainsi les faits de mise en scène, vraisemblables, n’établissent jamais totalement de lien entre les deux intrigues, ce qui rend très subtiles l’appréciation du film et l’expérience du spectateur. Le rapprochement est principalement un effet de montage, de post-production, quand il n’est pas complété également par la lumière, comme lorsque le médecin ausculte le vieillard et observe sa pupille avec une petite lampe. En parallèle les spéléos descendent équipés de lampes à huile, qui forment une petite flamme à la lumière chaude sur le haut de leurs casques. Soudain un plan en contre-plongée sur le tunnel vertical, avec tout en haut une source lumineuse, à la colorimétrie très froide, qui nous éblouie. D’un point de vue colorimétrique, ce ne peut pas être la lumière des spéléos. Puis retour au médecin, qui éteint sa petite lumière. Le spectateur fait le lien, là où il pourrait très bien ne pas le faire. Il n’y a pour l’instant aucune raison visible au sein d’une même séquence d’un lien mystique entre les deux mondes. Ce n’est pas : finalement le vieux meurt parce que l’expédition prend fin. Mais bien : finalement l’expédition prend fin, finalement le vieux meurt. La connexion réelle se fera plus tard.
La télévision, que tous les villageois regardent dans la rue, est une autre superbe idée très simple, car c’est déjà une intrusion de modernité industrielle dans le village. Cela dit ça reste du spectacle, du simulacre, de l’imitation mis sur onde pour se déconnecter du réel. C’est une boîte qui ne pénètre pas le vivant, une fenêtre en noir et blanc 4/3, une retransmission. C’est une petite grotte en soi, où l’on regarde les exploits ouvriers humains qui paraissent bien absurdes à un réel très ancré, très terrestre. Comme par exemple lorsque les villageois regardent un présentateur s’élever le long d’un immeuble gratte-ciel. Le boom économique de l’Europe des années 1960 cherche le hors-sol, la technologie, la visibilité, le rendre possible et rendre visible. En comparaison, la spéléologie est bien le mouvement inverse de son activité miroir, l’alpinisme, qui cherche l’exploit et la victoire du sommet. Elle est une incursion plus qu’une excursion. Elle est un mouvement intime de défaite.
Il faut attendre la toute fin du film, pour que tout se rejoigne. On suit en un long mouvement panoramique, le dessin du tube sous-terrain sur des feuillets, qu’un spéléo termine en une voie sans issue. On se demande un peu pourquoi s’attarder autant sur cette idée qu’on avait déjà bien saisie. Soudain le cri que l’on reconnaîtrait entre mille : le vieillard ! « Hoowa ! Hi, hi !… Teï teï teï ! Hoowa ! ». Le spéléo se lève étonné et avance dans une brume qui s’épaissit. La caméra suit le personnage en mouvement panoramique vers le haut. On finit sur un fond blanc total, inverse du fond noir de la grotte, inverse de la profondeur, inverse de l’expédition. Le vieux étant mort, l’expédition étant terminée, le lien entre les deux mondes ne peut plus se faire dans l’immanence des décors montagneux, alors il se fait par un son irréel, et sur le fond flou de la brume. Si l’on s’en tient aux faits strictes de mise en scène, d’images, de lumières, de mouvement dans l’image, de son, de montage, la portée poétique de cette brume finale est infinie. Ce n’est pas une élucubration, le vieux est inscrit, par le son et l’image, parmi les éléments. Et la fabrication filmique, par la valeur de plan (large ou serré), par l’intensité lumineuse (sombre ou lumineux), par la mise en diégèse (le vieux/les spéléos), permet la complémentarité de l’élément météorologique de la brume (concret) et du plan transcendantal d’où l’on entend les appels du vieillard (irréel). C’est de la texture de pur cinéma, universel, qui n’a pas besoin de sous-titres pour être compris.
Les cris du vieux semblent faire partie de cette brume. Le vieux a en fait toujours fait partie du paysage, parce qu’il a toujours considéré ce paysage du point de vue de la vie. Sa forme propre de méditation le rapproche du monde animal, de celui qui vit. Être un animal c’est avoir l’intelligence de la vie. Il y a une connexion entre le fond de la terre, le fond de l’homme/animal, et le ciel, mais elle n’a pas de lecture évidente à offrir à l’intelligence humaine. Elle est un fait holistique qui ne lui sera jamais visible, qu’importe la profondeur de son exploration. Le voyage est intime, et de toutes les manières, intérieur. Il buco n’a pas, contrairement aux premières apparences, de mystique grossière. Ce n’est pas un parallèle premier degré casse-gueule, c’est une spiritualité vitaliste qui laisse, par un rythme lent, par des plans larges, par une absence de dialogue audible, un grand choix de lecture à son spectateur.
Le carton titre de fin est un message explicatif très formel, qui banalise le fait historique et accentue là encore la poésie. Oui, dans les faits, c’est juste des spéléos qui visitent une grotte. L’exploration de ce trou n’est pas un évènement majeur de l’Histoire, mais on sent que c’est bien pour cela que Michelangelo Frammartino s’attarde dessus. Il ne cherche pas l’évènement en soi, il cherche à rendre hommage à l’humilité de l’histoire de ces spéléologues. Il cherche à raconter en quoi ce trou (buco en italien) est une bouche vers un lieu intime. D’où la réelle intelligence d’afficher ces informations à la fin du métrage et non au début. Car ainsi elles ne guident pas, elles n’orientent pas le visionnage vers une intrigue particulière, elles sont presque inutiles, car trop froides, trop historiques et trop peu dans l’historicité. Placer ce message au début aurait fait des spéléologues les personnages principaux, les héros historiques, dont l’on aurait attendu l’entrée en scène. Le vieux vacher n’aurait été qu’une blague scénaristique, un fait divers secondaire. Le placer à la fin permet au cinéaste de raconter d’abord son histoire – sa petite histoire –, ensuite d’expliciter le contexte d’une de ses intrigues – celle des spéléos –, et enfin de placer les humains de son film dans une mémoire, du point de vue de leur historicité.
La lumière naturelle du film propose des jeux d’ombres qui se déplacent sur le pré – par les nuages – ou sur les concrétions de la grotte – par les lampes-torches –. On ressent dans la fabrication du film, une attention accrue à la nature, de surface ou souterraine, quasi documentaire, qui a pris son temps au moment de la captation. Un peu comme on le sent dans certains films de culture asiatique, tel un The assassin de Hou Hsao Hsien. Certains suivis panoramiques légers font même penser à l’accompagnement subtil caméra/sujet, cher au directeur photo Mark Lee Ping Bing. Il y a en fait une vraie forme de sobriété dans la réalisation. Nouveau mot star du GIEC, qui s’accolerait bien volontiers à cet objet filmique qui serait, sur bien des points, une forme de film écologiste. Non pas en militant essentialiste, mais archaïquement écologiste. Dans sa fabrication même. D’abord dans son message scénaristique sur l’homme parasite trouble-fait de la nature. Ensuite, dans tout son aspect méditatif et contemplatif de la nature terrienne ou intra-terrienne. Dans son parallèle établi entre le concret et le spirituel du vivant. Dans son choix diégétique, d’époque, et d’implantation géographique : petit village calabrais isolé dans le Pollino en 1961. Mais aussi dans son économie de moyen, dans sa simplicité d’exécution, de machinerie, de décor, de costume, de trucage, d’effets de mise en scène. On sent que l’équipe de tournage reproduit l’expérience directe des spéléologues originels. Les directions de lumières à l’intérieur de la grotte, sont décidées par le mouvement aléatoire des lampes torches sur les casques des spéléos. C’est bien le matérialisme primitif du film qui est sa sobriété. Le cinéaste travaille avec le lieu réel, avec la matière présente, avec les obstacles que rencontrent les corps. La mise en scène refuse l’acteur. Elle annihile l’idée d’actorat en distançant la réaction émotionnelle, l’oralité audible, on entend des sons larges, comme on voit des plans larges. On ne laisse aucun ego prendre de la place, aucun micro simulacre de naturel se développer. Aucun protagoniste ne se soucie de jouer, puis-qu’aucun n’a la place pour le faire. Bien que le cadrage laisse toujours manœuvrer les corps comme ils l’entendent, chacun est encore une fois très occupé, chacun travaille. On laisse la lumière naturelle sculpter la scène. On laisse le temps au son d’exister – fait bien trop rare au cinéma – : on laisse parler le vent, on laisse parler l’animal, on laisse parler le minéral ; exemplairement les sons de gouttes dans la grotte pendant toute la durée du générique de fin. En tout cela, Il buco est d’une sobriété noble, intime. En tout cela, il est une expérience naturaliste pure.