Je verrai toujours vos visages est construit sur deux arcs narratifs. Deux films en un. Un décevant, un génial. Explication.
Le premier arc se repose sur la grande actrice qu’est Adèle Exarchopoulos. Le personnage de Chloé Delarme, victime de viol incestueux, fait appel à la méconnue « justice restaurative », ou « justice réparatrice », afin d’organiser son emploi du temps, de manière à ne jamais croiser son frère sortant de prison. On y retrouve aussi Elodie Bouchez, à qui le rôle de médiatrice/relai de communication entre le frère et la sœur, va comme un gant. Cet arc nous parle de cette justice restaurative par la situation, par la fiction comme véhicule de réel. Il est construit avec les codes de fictions connus, scénario qui suit l’évolution des personnages, etc. Chloé est donc un exemple type, un échantillon d’humanité, magnifiquement incarné, sélectionné par l’envie esthétique de la réalisatrice/scénariste, motivé par l’idée que raconter c’est montrer. Raconter, c’est user des mécanismes de la fiction, c’est créer une image en surplomb du réel. Ainsi les codes de la narration sont reconnus par le spectateur comme une histoire racontée. On ne restaure pas le réel, on ne le répare pas, comme pour cette justice française, on le suggère, on le provoque.
Un film entier sur l’intrigue de Chloé Delarme et son frère Benjamin, aurait sûrement fait de Je verrai toujours vos visages un des chefs d’œuvre de l’année. La séquence finale de rencontre entre ces deux immenses acteurs du moment, Adèle Exarchopoulos et Raphaël Quenard, est d’une puissance infinie. Cela ne dure peut-être que quinze minutes, mais c’est la séquence dont on se souviendra. La force émotionnelle dégagée par les regards fuyants, les petits gestes mal contrôlés, les paroles trop contrôlées, toute cette force déborde de la scène. Cette séquence est un magnifique trop plein, qui pose la problématique importante du film : une salle mise en place par la république, avec trois chaises, suffit-elle à contenir toute la complexité des relations humaines, familiales et/ou traumatiques ?
La justice s’occupe de ne pas penser l’humain, mais de lui donner des droits, des droits d’expression, d’organisation, de déplacement libre et sécuritaire. Le film, lui, dans cette séquence, s’intéresse à l’humain. C’est le souffle coupé que l’on voit ce frère s’effacer face à la force émotionnelle qui le submerge. Sachant qui il est, et ce qu’il a fait, on en sentirait presque une gêne morale. Après tout, tout ce que l’on sait sur cet homme, c’est ce que l’on a entendu de Chloé. Doit-on continuer de lui imposer notre froideur ?
Ce que l’on voit dans cette scène c’est un homme impressionné, dépassé peut-être, fier de sa sœur, demandant un pardon christique, refusant l’expression de sa propre parole, suppliant l’oubli. Ce qui compte dans cette scène, c’est le non rapport humain. Il est là le vrai sujet.
Cette justice réparatrice, est une administration indispensable à l’aspect organisationnelle des vies de victimes et agresseurs, mais elle est d’une violence émotionnelle inouïe pour les deux. Chloé va en effet rebrasser des choses enfouies auxquelles elle ne veut pas se confronter au début du film. Puis elle décide de participer à ce programme par nécessité, par besoin d’un soutien légal, gouvernemental, policier même, mais la démarche concrète n’est pas une démarche policière, c’est bien une démarche humaine. Et cela, on le sait depuis le superbe Pupille (2018), Jeanne Herry sait le raconter.
Peut-on mettre sur le même plan, un rendez-vous aux impôts, et un rendez-vous encadré avec notre agresseur du passé ? La république répond oui, le film répond, dans cette première intrigue : non ; ou du moins il rappelle que c’est forcément plus compliqué que ça. C’est pourquoi il y a des Elodie Bouchez, pour accompagner cette démarche de justice si paradoxale.
Le principe même de ce processus administratif est de faire se revoir un frère et une sœur qui ne se sont pas vu depuis plusieurs années, qui plus est depuis un traumatisme violent. Elodie Bouchez a la lourde tache de prévenir ses deux clients des émotions incontrôlables, des réactions humaines, prévenir l’humain de l’humain, afin que l’échange ne soit qu’une démarche administrative, organisée par la république française, une formalité qui pour autant ne nie pas l’humain. C’est un paradoxe infini, qui aurait pu être traité en une heure et demi. Mais ça n’est pas le choix de la scénariste.
Le deuxième arc, présenté en montage alterné, consiste à décrire la formation d’un cercle de parole, composé de victimes d’agressions diverses (Leïla Bekthi, Gilles Lelouche, Mioumiou), d’agresseurs (Dali Benssallah, Fred Testot, Birane Ba), et d’encadrants (Jean-Pierre Darroussin, Suliane Brahim). Empruntant à la dénomination du service de justice dont il traite, cet arc-ci s’applique à « restaurer » une situation. Il a par ailleurs le soucis douteux et bien trop précis, d’embellir cette situation de bien trop de guimauve, de bien trop de mollesse.
Le film est comme trop appliqué à construire une belle reproduction des conditions de travail de ces gens. On assiste à la procédure détaillée, au déroulé, aux gestes, à l’élaboration appliquée d’une presque anomalie juridique. On sent qu’on est sur des œufs, qu’on ne veut pas trop se mouiller, alors on s’accroche à l’argument du « réalisme ». Le film sera peut-être bête moralement, mais au moins il sera réaliste. Dommage. Ce qui donne : au début, Gilles Lelouche est bougon envers les méchants, à la fin, Gilles Lelouche propose une bière aux méchants, en leur tapant dans le dos. Tout est bien, qui finit bien. Et au milieu, tout va trop vite. Mais entendons-nous bien, c’est aussi bête de nous faire comprendre au début du film que « c’est des méchants », que de nous faire nous réconcilier avec à la fin.
Cette fin en est d’ailleurs drôle de ridicule. Elle donne l’image d’un film publicitaire du gouvernement, sans contrepoint, manichéen, dans la droite lignée du parti, où l’on sent trop la promotion du métier, et pas assez les ratés de l’opération. Ils ont tous des casseroles, mais finalement, ce sont tous des bons républicains, qui savent se tenir en société quand on leur impose un cadre. C’est vrai, après tout, ils n’ont plus besoin du bâton de parole, ils savent se tenir… C’est vrai on s’est jugé trop vite, on a fait les sauvages, mais après tout, on est tous humains !… « Tu veux que je recoud ton bouton ? » « On reste en contacte hein ! ». Une niaiserie qu’on retrouve pendant les séances de formation avec Denis Podalydès, où tout le monde écoute avec un sourire niais, comme si tout était passionnant, alors que l’on s’ennuie profondément devant tant de bien séance. Regardez comme ils sont TOUS fondamentalement bons ces héros du quotidien, qui gèrent à la fois l’humain et l’administratif…
Chaque personnage est un archétype. Ça, c’est la vieille, petite bourgeoise, frêle et tranquille, mignonne comme tout quand elle n’ose pas se plaindre, en se reconnaissant privilégiée. Ça, c’est le bourru au bon cœur, père de famille, nounours sensible à qui on la fait pas, et qui sait monter la voix. Ça, c’est la prolo révoltée contre le mal, qui a des principes, qui vient de banlieue, mais qui a fait le bon choix, elle, celui de respecter ses compatriotes républicains. Ça, c’est le gros taré qui paraît pas, bon gars, mais qui sait pas se contrôler. Ça, c’est le personnage principal, au début on croit qu’il parle pas, qu’il joue les ténébreux mystérieux, mais en fait c’est le plus lucide. Ça, c’est le jeune de banlieue, qu’a pas conscience des règles, des principes, des responsabilités, des horaires, du respect, etc, etc. Ces personnages n’existent pas, ils n’ont aucune matière autre que symbolique. D’ailleurs on les place, on les enferme, dans un autre symbole, le cercle. On les fait communiquer par d’autres symboles, le bâton de parole, le repas dînatoire à la bonne franquette etc.
Direction d’acteur : la bonté humaine. Intention esthétique : la droiture. Posés dans une scénographie épurée, les comédiens ne sont que le véhicule d’un discours poli et bien pensé. Mais quelle serait la teneur esthétique d’un tel film ?
Bien moins social que Pupille, et bien plus moral, Je verrai toujours vos visages contient tout de même une petite pépite en son for intérieur, et elle porte les noms de Adèle Exarchopoulos/Raphaël Quenard. Dommage que l’autre intrigue prenne 75 % du film…
La promotion du film laisse sous-entendre, de toutes manières, que ce qui importe pour la production, c’est bel et bien la mise en avant de la fameuse justice réparatrice. On demande à tous les comédiens interviewés une définition précise du terme. Comme leurs propres personnages, ils deviennent des ambassadeurs, qui se retrouvent à apprendre des textes de promo par cœur. On ne veut surtout pas qu’ils méconnaissent leur sujet. Ce serait une vraie erreur morale.
En fait, ce n’est pas un film social au sens où il présenterait des humains dans leur intégration particulière au sein d’une société ; c’est un film social simplement au sens où il s’intéresse à – et au passage promeut – ce qu’on appelle le milieu du social. Et au-delà de ça, c’est un film qui admire l’apprentissage de la droiture, la maïeutique de l’inclusion, et qui lisse les contradictions morales des administrations juridiques. Le sujet dépasse le film, puisqu’il n’y a pas, dans le film, autre chose que la démonstration du sujet, et sa mise en application. Par ailleurs, c’est un film qui se méfie de son propre sujet, et qui ne s’abandonne pas une seule seconde à l’irrévérencieux, à l’amoral, dont pourrait pourtant être porteur un tel sujet. C’est une coquille vide, dans laquelle on simplifie le sens de lecture à l’extrême. Mise à part pour l’intrigue Delarme, perdue quelque part entre la bienséance étouffante du reste du film.
Le cinéma réparateur de Jeanne Herry, consisterait en un art réconciliateur, évitant l’amoral, s’appuyant sur une démonstration par l’empathie et par un réalisme heureux du métier social. Un cinéma qui répare le réel est un cinéma bien ennuyant.