Voilà typiquement le genre de film qui va diviser les spectateurs, entre ceux qui vont crier au chef d'oeuvre et ceux qui vont hurler à l'imposture (et je ne parle là que de ceux qui vont le regarder jusqu'au bout, ce qui ne constituera peut-être même pas la majorité).
Là où tout le monde devrait être unanime, c'est sur le formidable travail visuel du cinéaste. Le film, en noir et blanc, est constitué d'une succession de plans séquences très travaillés, qui ne sont pas sans rappeler le Bela Tarr de Satantango ou le Tarkovski de Roublev (la transcendance en moins). Seulement ces plans sont visuellement surchargés, au point qu'à certains moments on ne voit pratiquement rien. Il y a toujours de nombreux personnages à l'écran en même temps, parfois chaque personnage parle (ou crie, ou rigole) de son côté, ce qui donne un invraisemblable chaos où on ne sait où poser le regard. Et ce fourmillement baroque se maintient pendant les trois heures du film.
Pourquoi ? Mais, justement, à mon avis, pour cette impression de chaos. Nous sommes sur une autre planète, qui correspond à notre fin de Moyen Age. Et le cinéaste essaie de retranscrire, de rendre vivant le chaos social de cette époque. Car la société décrite est dans un état catastrophique, tout n'est que violence, humiliation, tortures, etc. Le désordre le plus absolu règne en maître.
L'esthétique du film insiste beaucoup sur la boue et les excréments. La boue est omniprésente. Dans ce monde où il pleut tout le temps, la boue semble avoir envahi l'écran. Au point qu'elle est sur les personnages également. Du coup, tout devient uniformément gris. Les personnages se confondent avec le décor, comme si les humains retournaient à cette boue d'où ils seraient issus. Cela permet au cinéaste d'implanter les humains dans une terre, dans un monde bassement matériel.
Et, du même coup, de leur interdire l'accès au ciel. Car s'il y a bien une chose qui est absente ici, c'est le ciel. A l'inverse d'un Roublev qui était tourné vers un ciel plein des promesses divines, ici, le film de German prive les homme d'une quelconque transcendance, ou même d'un simple espoir. "On vole, mais toujours vers le bas", dit un des personnages.
De quel espoir pourrait-il s'agir ? D'une quelconque Renaissance. Dans le but d'empêcher un renouvellement des idées et des pratiques, les dirigeants locaux se sont lancés dans une vaste politique d'extermination des artistes, savants et intellectuels, dont les cadavres pendus sont laissés à l'admiration des foules (et à l'estomac des oiseaux). Si le peuple reste dans cet état de chaos primitif, c'est bien par une politique délibérée et réfléchie (sans doute dans le but que les dirigeants restent dirigeants et ne soient pas évincés).
Et si le film donne l'impression de ne pas progresser, est-ce pour nous montrer que le peuple ne peut pas progresser non plus ? En tout cas, le film semble singulièrement dépourvu de narration (ou alors, je ne l'ai pas trouvée). Les scènes s'enchaînent, bien éprouvantes parfois, mais le film ne me paraît pas "raconter" quelque chose. La mise en scène est contemplative, elle tente de nous plonger dans un état particulier, de nous faire ressentir la promiscuité envahissante de cette vie de misère, mais elle ne nous dit rien sur de quelconques événements. Il ne se passe rien, dans ce film.
Et pourtant, ça ne m'a pas empêché d'être pris jusqu'au bout. Pas forcément captivé, certes, mais, après une petite demi-heure d'adaptation, j'avoue m'être laissé entraîner dans le film. par son rythme particulier, par son esthétique particulière, le film m'a intrigué plus que plu. Mais il n'est manifestement pas fait pour plaire.
Donc, pour des raisons évidentes, je ne peux pas le recommander. Ma note est plus liée à l'originalité du film qu'à un quelconque plaisir (en même temps, je ne peux pas passer mon temps à fustiger les productions stéréotypées et rejeter un film personnel, cohérent et sans concession à la facilité ambiante ; mais mon choix est plus théorique que sentimental).