"Dieu" sait combien il est difficile de s'attaquer au visionnage d'un bloc aussi massif et radical que le film d'Alexeï Guerman, cela nécessiterait presque une préparation mentale. Ce dernier fait partie de la lignée des réalisateurs peu féconds, à la Terrence Malick, perfectionnistes et réflexifs à outrance voire tourmentés, en soi, ces génies qui n'obtiennent jamais vraiment satisfaction, laissant longuement mûrir le fruit de leur travail, jusqu'à en récolter le précieux nectar. Il ne compte effectivement qu'un total de six longs-métrages sur une carrière de plus de quarante ans. Il est difficile d'être un dieu, reste quant à lui son travail le plus long, il aura été l'objet d'une réflexion d'une quinzaine d'années, cette recherche magnifiquement excessive du schème idéal secondée par son combat permanent contre la censure, forcera le réalisateur malade à rendre son dernier souffle, il s'éteint en 2013 alors qu'il est sur le point de terminer les arrangements de postproduction. Sa femme Svetlana Karmalita et son fils prennent le flambeau et grâce à leurs efforts le film sort enfin en salle.

Adapté d’un roman de science-fiction des frères Strougatski paru en 1973, Il est difficile d'être un dieu s'éloigne conséquemment de son caractère fantastique et science-fictionnel pour laisser place à un paysage moyenâgeux vêtu de noir et blanc suintant le chaos par tous les pores. Guerman nous plonge in medias res dans un Tartare dantesque recouvert d'une éphémère croûte blanchâtre, le spectateur est directement accueilli par une voix off à la gravité ancestrale qui l'informe brièvement de la situation actuelle. Vient alors une première idée brillante et transitoire qui tient en un effet, la disposition d'une sorte de flou cinétique sur l'image prenant la forme d'un œil, mais pas n'importe lequel, il s'agit d'un œil bien singulier aux multiples propriétaires : l’œil du réalisateur en même temps que celui du public, mais aussi et surtout l’œil du divin, l’œil de la Providence focalisé sur sa propre création artistique, la plus magnifique et la plus réussie, mais aussi la plus laide et la plus imparfaite, l'humanité.

Une fois le flou dissipé, le réalisateur russe continue d'errer en d'interminables plans-séquences d'une complexité inouïe sans jamais en exhiber les coutures, justifiant aisément ces sept années de tournage. Avec un génie certain de mise en scène, il parvient à se faufiler au coeur de l'action tout en maintenant une certaine distance avec les personnages, excepté Don Rumata le protagoniste envoyé de la planète Terre, que les villageois considèrent comme un dieu, celui-ci est l'intermédiaire, le fil sensible qui relie les hommes à Dieu, un prophète en soi. Guerman est donc présent, mais invisible et complètement spectateur de sa propre œuvre, toujours comme le divin. Un personnage à part entière qui vogue au milieu d'une foule agitée, les figures hideuses ne cessent d'entrer et de sortir du champ de vision, et les conversations engagées entre elles et Don Rumata deviennent confuses, nous entendons des voix, mais parfois, grâce à ce jeu intelligent de champs/hors champs nous ne savons plus qui parle à qui et de quoi ? Car il est évident que ce que nous appelons « conversations » n'est qu'un terme à moitié juste, il s'agit autant de conversations que de non-conversations, les gens se parlent, mais se comprennent-ils réellement ? Visiblement pas. Derrière ce maquillage de dialogues absurdes se cache en réalité un vrai constat sociétal.

Un constat amer, misérable, mais qui est somme toute assez ironique, voire provocateur. Tous ces va-nu-pieds que nous voyons défiler au cours de ce long brouillamini ne se plaignent jamais, au contraire, ils semblent presque se complaire dans la pauvreté ; en témoignent les nombreux sourires en apartés, les nez pincés de façon amicale, et les blagues douteuses qui finissent parfois de façon plus sérieuse... Serait-ce là une façon de récuser la société des hommes, se servir de ces images pour faire miroiter au monde son propre reflet, inerte face à l'injustice ? Ils sont à la fois victimes et bourreaux. Une indiscutable atmosphère désespérée domine l'ensemble, davantage poussée au niveau de l'image que celle du propos, contrairement au Porcile de Pasolini. Les scènes sont en effet étouffantes et difficilement supportables de par l'omniprésence de la laideur des visages et des corps, de la boue quasi-vivante dans laquelle les gens naissent et meurent, et par laquelle s'échappent les effluves livides des cadavres, symbole d'une humanité pourrie de n'avoir jamais pu respirer l'air pur de la liberté. Comment auraient-ils pu se sortir d'un tel désordre ? Analphabètes, la seule chose qu'ils savaient lire était les traces de matières fécales étendues sur les pages de livres de sciences avec lesquelles ils s'étaient essuyés. Plus communément, les écrits étaient brûlés jusqu'au moindre opuscule.

Brûlés aussi comme tous les êtres doués d'intelligence et les artistes à la pensée autonome, Il est difficile d'être un dieu présente en filigrane une diatribe contre l'autoritarisme poststalinien et l'argyrocratie - remarquez comme les pauvres gens répondent facilement au doux son de l'écu -, mais aussi contre le gouvernement actuel et la politique menée par certains dirigeants de style Poutine. Et plus ouvertement encore, pendant trois heures il transgresse avec une monstrueuse maîtrise, tous les codes cinématographiques pour justement affranchir le Cinéma et le protéger de l'obstancurisme impérissable susceptible de gangrener les démocraties les plus vieilles. L'allégorie de la souffrance en une toile eschatologique digne de Jérôme Bosch, voilà ce à quoi nous fait penser l’œuvre de Guerman, d'ailleurs, si l'on s'en tient à "la parole de Dieu", la souffrance n'est-elle pas un état obligatoire précédant la rédemption ? Si tel est le cas, avec ce que nous a laissé le génie russe avant de mourir, le cinéma a de belles heures devant lui...



* En hommage au cinéaste, l’œuvre entière est programmée à la Cinémathèque française du 9 au 22 février.
Arlaim
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le 13 févr. 2015

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Arlaim

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