La Grande Beauté perdue dans le Néant
En 1960, La dolce vita libère l'imaginaire de Fellini et lui ouvre les portes de l'onirisme et de la psychanalyse. En effet, pour la toute première fois, il raconte et dépeint généreusement un monde où les certitudes s'effilochent. Fellini, sans vouloir jouer les moralistes, propose à la réflexion des interrogations auxquelles il n'apporte pas de réponse directe mais à l'égard desquelles il est difficile de ne pas réagir. La société incertaine, ces gens qui peinent à se trouver, et qui la plupart du temps se perdent dans la corruption, la frivolité et la superficalité. Ils s'interrogent néanmoins et hésitent avant de mourir. Voilà ce qu'était le cinéma fellinien, la quête de ce "truc" fuyant, anecdotique et capricieux, ce "truc" qui se manifeste quand bon lui semble, et qui parvient surtout, épisodiquement à combler une part de notre plus grande angoisse, le néant.
Il s'en est écoulées des décennies depuis La dolce vita, Huit et demi (1963) ou encore Fellini Roma (1977). Malheureusement, jamais nous n'avions retrouvé cet univers si particulier, qui jadis permit à l'Italie d'atteindre son âge d'or. Il aura fallu attendre jusqu'à l'année 2013 pour enfin respirer à nouveau cet air onirique, attendre un somptueux hommage du nom de La Grande Bellezza. Un quasi-chef d'oeuvre réalisé par Paolo Sorrentino, un cinéaste qui s'était déjà fait remarquer en 2008 avec le biopic Il Divo, il remporta le Prix du Jury lors du Festival de Cannes. Film qui partage d'ailleurs quelques similitudes avec La grande Bellezza, notamment le style filmique, la mise en scène soignée, la bande son mi-electro mi-baroque et un Toni Servillo dans le rôle de Jep Gambardella, écrivain errant dans le milieu mondain... Effectivement, dans La Grande Bellezza, l'acteur fétiche de Sorrentino est une figure insaisissable, génial et sans idées - à l'image du Marcello Mastroianni de Fellini - immature et philosophe sexagénaire, un vieux beau Don Juan distrait au faciès ironique, rêvant sans cesse des plaisirs de l'existence au milieu de la trompeuse ivresse mondaine, et cherchant surtout à retrouver la Grande Beauté qu'il vécut autrefois dans sa jeunesse. Il avait 25 ans lorsqu'il l'a croisa. Elle donna naissance à L'appareil Humain, l'unique livre de sa carrière. Tout comme Proust, qu'il cite lui-même à plusieurs reprises, c'est la réapparition du souvenir de ce lointain moment encore intact qui va faire naître en lui l'envie d'écrire à nouveau.
Le canon lâche son boulet, les cloches sonnent, il est l'heure... La caméra de Sorrentino flâne silencieusement le long des monuments romains, comme pour ne pas brusquer la ville qui émerge d'une nuit agitée. Tantôt elle s'arrête sur un buste fier et patriotique, tantôt elle caresse le souffle des ronflements d'un inconnu endormi sur un banc. Elle semble vouloir capturer quelque chose. Avec la complicité du zéphyr, le soleil qui se montre parvient délicatement à déposer un doux et lumineux linceul sur nos yeux. Bercée par le chant des religieuses, Rome s'éveille enfin...! Mon dieu qu'elle est belle, dangereusement belle, belle à en mourir. Et ce n'est malheureusement pas qu'une expression, un touriste voulant immortaliser ce moment de grâce s'est effondré devant tant de beauté, probablement atteint du Syndrome de Stendhal (un moment assez comique dans le fond, je dois dire). Une première séquence qui laisse pantois, complètement hors du temps. Tout comme les paysages que le réalisateur nous montre sous des angles précis et inédits. Ils sont à la fois d'une beauté sidérante mais sont aussi la plus grotesque et terrible caricature de la société des hommes. Un terrible voyage au bout de la nuit dans lequel déambulent prostituées, déesses, androgynes, succubes, femmes callipyges ou au contraire faméliques, ecclésiastes, vierge de pitié, parasites, artistes, faux poètes, faux prophètes, saltimbanques... Des acteurs minables de leur propre vie, égarés dans la réalité. Nous en avons la parfaite illustration lors des bacchanales animées et exhortées par un superbe remix de Far l'Amore de Bob Sinclar, dans la seconde séquence, parfaite antithèse de la première - une des plus belles séquences du film à mon sens.
Le 6e long-métrage de Sorrentino est un chef d'oeuvre dans lequel co-habitent sacré et profane, calme et tourmente, clair et obscur, jeunesse et vieillesse, l'amour et la mort... Subtile illustration de l'ironie de la vie à travers une attrayante et monstrueuse fresque romaine. L'hommage au maestro est d'une classe absolue, du début jusqu'au générique de fin. En effet, le réalisateur nous propose un dernier voyage sacré d'un peu plus de 7 minutes à bord d'une gondole glissant doucement et sereinement, le long du Tibre. Portée par Les Béatitudes de Kronos Quartet, un choix musical non anodin, la gondole poursuit sa traversée jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans l'obscurité de l'arche d'un pont. Est-ce le néant ou bien la félicité qui nous attend dans l'au-delà ? Je ne sais pas, il ne le sait pas mais entretient un certain espoir, personne ne le sait, pas même le pape... Alors en attendant l'ultime réponse :
http://www.youtube.com/watch?v=tbzjyrrgXyE
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