Pour parler du chapitre 4 du livre III des Essais de Montaigne, je commencerai par un détour - qui, vous le verrez ensuite, par sa nature est de bon ton - en citant et commentant le documentaire "Il était une forêt" de Francis Hallé.
En effet Francis y dit
(ennèfèfrancissidi):
l'animal règne sur l'espace, l'arbre sur le temps
Marrant quand même, que ce spécialiste de la forêt tropicale, rompu aux techniques d'escalade et de rappel, explorateur unique en son genre d'un continent en surcouche tout aussi singulier, que l'on appelle la canopée, marrant que cet irréductible aventurier militant en nacelle gonflable (le "radeau des cimes") ne puisse - malgré ses voltige et ses combats à la Munchausen - détourner son regard de la seule dimension qu'il ne pourra jamais crapahuter, celle qui plie l'espace comme une feuille, l'étire et l'écrase comme un ressort, dimension limite, j'entends la quatrième (dimension, pas symphonie): le temps.
C'est affaire d'imagination, que de se projeter dans d'autres temporalité. À proximité d'un grand arbre millénaire, le corps humain se réchauffe de quasi-éternité, et se meurtrit, joyeux mais encore davantage mortel qu'il ne l'était avant cette rencontre, le sentiment de solitude gronde : l'espoir de l'homme pour s'évader est dans le dialogue qu'il entretiendra avec le feuillu.
De cette évasion, Montagne y voit de la diversion.
On lui [à l'esprit] fait peu heurter les maux frontalement : on ne lui fait soutenir ni repoussé l'atteinte : on la lui fait décliner et gauchir. Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C'est affaire à ceux de la première classe, de s'arrêter purement à la chose, la considérer, la juger. Il appartient à un seul Socrate, d'accointer la mort d'un visage ordinaire, s'en apprivoiser et s'en jouer. [...] Les disciples de Hegesias, qui se font mourir de faim, échauffés des beaux discours de ses leçons [...] : ceux-là ne considèrent point la mort en soi, ils ne la jugent point : ce n'est pas là où ils arrêtent leur pensée : ils courent, ils visent à un être nouveau
Et cela - le pouvoir de la diversion - je le sais. Car je m'y emploie de plus en plus. Dans le sens où, régulièrement convalescent, il me faut à force revoir mon mode de vie, mon rapport à l'alcool notamment et à la nourriture, et au sommeil : et d'un naturel excessif et glouton - j'ai toujours pris mon plaisir dans la simultanéité des tâches et le surdosage - il me faut depuis peu revoir mes sources de satisfaction pour les aligner sur l'endurance à la baisse de mon corps. C'est affaire d'imagination, j'imagine, que de se satisfaire de l'économie, j'en viendrai presque à désirer jouir de la frustration.
Si votre affection en l'amour est trop puissante, dissipez-la, disent-ils, Et disent vrai, car je l'ai souvent essayé avec utilité : Rompez-la à divers désirs. Desquels il y en ait un régent et un maître, si vous voulez, Mais de peur qu'il ne vous gourmande et tyrannise, affaiblissez-le, séjournez-le, en le divisant et divertissant
Comprenez donc que dans le verbe divertir, nous devons entendre d'abord l'idée de la diversion, et ensuite en bonus bienheureux, et intrinsèque, celle du divertissement,
et moi, en bon agnostique forcené que je suis, un poil matérialiste qui n'a jamais su ni donner ni recevoir d'explications au sujet du Saint-Esprit, je me sens devoir m'élever d'un poil supplémentaire, et me demande si le paraclet ne serait pas à aller chercher dans le souffle de la diversion, lubrifiant de la vie et adjuvante étincelle de l'imagination.
Frivole cause : me direz-vous : Comment cause ? Il n'en faut point, pour agiter notre âme : Une rêverie sans corps et sans sujet la régente et l'agite
Que j'envisage de privilégier ce fameux modération – je le cherche encore cela dit, pour lui partager comme il se doit paraît-il mes consommations – à l'outrance et à l'ivresse, et d'y trouver du plaisir : mon imagination me forge des commodités et des plaisirs : desquels mon âme est réellement chatouillée et réjouie, est motivé par le corps, alimenté d'une vue de l'esprit, à laquelle je voudrais à terme m'acclimater.
Jusqu'à nouvel ordre. Puisque m'en lassant probablement avec le temps, je sens à terme du terme venir, avec la modération, la mélancolie.
Nature procède ainsi, par le bénéfice de l'inconstance : car le temps, qu'elle nous a donné pour souverain médecin de nos passions, gagne son effet principalement par là, que fournissant autres et autres affaires à notre imagination, il démêle et corrompt cette première appréhension, pour forte qu'elle soit.
D'où peut-être la solennité stupéfiante, en son ton et en notre âme, de la question de Francis Hallé, au début de son documentaire, qui face à un arbre, d'une nature à notre échelle si constante, se demande : comment peut-on vivre immobile?.
https://www.youtube.com/watch?v=Ec6i45d74nk