Le printemps aura été roumain sur nos écrans, d’abord à Cannes avec Baccalauréat de Cristian Mungiu, auréolé du prix de la mise en scène, et Sieranevada de Cristi Puiu, tous deux dans la Sélection Officielle, mais aussi Toni Erdmann de l’allemande Maren Ade (prix de la critique internationale) dont l’action se situe à Bucarest. La sortie d’Illégitime d’Adrian Sitaru dans la foulée, hasard du calendrier, vient encore rallonger une liste de films roumains aussi disparates que proches. A part Aferim! de Radu Jude qui a joué dans un registre hors classe, tous ces films se ressemblent par un traitement naturaliste et un thème qui tourne globalement autour de l’évolution de la société roumaine, depuis l’ère de Ceaucescu qui lui a valu son exposition maximale, jusqu’à nos jours.
Illégitime ne déroge pas à la règle, et s’inscrit au contraire dans le droit sillage du palmé 4 mois, 3 semaines, 2 mois de Cristian Mungiu. Le thème central du film est l’avortement, traité de manière pragmatique chez Mungiu, mais davantage dans la rhétorique chez Adrian Sitaru, et ce dès la deuxième scène du film. Les 4 enfants du veuf de fraîche date Victor Anghelescu (Adrian Titieni) viennent lui rendre visite pour un déjeuner qui commence de manière très mondaine pour finir littéralement en pugilat entre son fils aîné Cosma (Bogdan Albulescu) et lui-même. L’objet des débats est donc la découverte par sa progéniture que non seulement Victor, comme médecin au service de l’ancien régime communiste, a participé à la dénonciation de femmes demandant l’avortement, mais en plus qu’il ne renie rien, et revendique tout au nom d’une morale qui reste somme toute assez nébuleuse, une démonstration qu’il conclut d’ailleurs par d’autres révélations méchamment gratuites (ou gratuitement méchantes) à l’adresse de ses enfants.…Le cinéaste choisit donc cette thématique qui a porté chance à son compatriote.
Il y a un goût d’artificiel dans le traitement du cinéaste lors de cette scène. Filmé caméra à l’épaule par ses deux chefs opérateurs (Adrian Silisteanu et Alexandru Timosca) comme un documentaire, Illégitime fait évidemment penser au Dogme95 et en particulier au Festen de Thomas Vinterberg, un film où les secrets sont également déversés par tombereaux lors d’un dîner mémorable, et dans une énergie d’autant plus violente que l’action se situe au sein d’une bourgeoise aussi lisse que parfaitement hypocrite. Mais là où un crescendo installe le suspense dans Festen jusqu’à une apothéose qui laisse le spectateur exsangue, Adrian Sitaru concentre sur les 15 minutes de ce premier déjeuner une haine père/fils que rien ne vient annoncer ni encore moins expliquer. Tout est amené en même temps, la découverte, les révélations, l’incroyable haine que le père témoigne, ses théories philosophiques aussi, ce qui s’avère beaucoup trop en si peu de temps pour un seul spectateur. En revanche, un tel traitement l’entraîne rapidement à choisir son camp, tant le père est abject. Si l’idée est de représenter l’ancien régime communiste par ce personnage, et de le représenter sous le pire visage, on peut dire que le cinéaste a gagné…
Mais il ne s’arrête pas là, car l’autre grande affaire de son film relève du tabou suprême : il va s’agir d’un inceste entre deux des enfants de Victor, Sasha (Alina Grigore qui a co-écrit le film avec Adrian Sitaru) et son frère jumeau Romeo (Robi Urs). La progression de ce deuxième sujet, qui est en réalité le nœud du film, est un peu plus linéaire, et l’approche du cinéaste est plus subtile. Le traitement de l’inceste n’est pas manichéen, il est à la fois désir sexuel, amour fraternel et amour du double, ordre naturel des choses et tabou dérangeant. Le désarroi de Sasha est opposé à la certitude de Romi d’être dans le vrai, et le personnage de Sasha en particulier est plein de nuances et est porté très intelligemment par Alina Grigore. Le travail d’acteurs est généralement remarquable, pour un film tourné en deux semaines avec un budget zéro et une seule prise pour chaque scène, film tourné en longs plans-séquence.
Hormis le choix d’un sujet extrêmement difficile qu’il exploite jusqu’à son extrême limite, Adrian Sitaru reste collé au « nouveau cinéma roumain », avec son point Godwin revisité où Ceaucescu surgit toujours dans la conversation à un moment ou un autre du métrage, avec les mêmes traumatismes qui s’en sont ensuivis, avec le réalisme identique des interprètes. Il va même jusqu’à reproduire certaines scènes à l’identique de leurs égales dans des films roumains récents : le filmage des scènes à l’intérieur des voitures par exemple fait penser à celui de Mère et fils de Calin Peter Netzer pour ce même type de scènes ; celui de l’appartement des Anghelescu fait un écho parfait à celui de l’Etage du dessous de Radu Muntean…
Malgré ses maladresses, Illégitime est un film qui interroge, avec ce double questionnement sur l’inceste et l’avortement, et en particulier une réflexion sur le fondement réel du tabou de l’inceste (qui, en tant que relation entre adultes consentants n’est pas une infraction en France, rappelons-le). Mais Adrian Sitaru n’a pas exploité tout le potentiel de son film et laisse au spectateur plus de questions que de vraies réponses.
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