Wiseman est un cinéaste atypique en ce sens que s’il déploie un cinéma volontiers territorial, il s’agit chaque fois moins de filmer un lieu que les gens qui l’habitent. Qu’il place son objectif dans une salle de boxe, L’Opéra de Paris ou l’université de Berkeley ce qui l’intéresse en priorité c’est toute cette diversité qui les traverse : Visages, corps, parole. Jackson Heights, quartier de New York, n’échappe pas à cette règle dorénavant immuable et le film va plus loin puisqu’il n’a jamais autant question de multiculturalisme. Comme Brooklyn ou Astoria, Jackson Heights permet de rejoindre Manhattan en métro. C’est en partie ce qui séduit tout le monde : les habitants et les promoteurs. Car oui, Jackson Heights est en pleine transformation, subissant la gentrification du fait de quartiers voisins surchargés. Les crédits baux ne sont plus renouvelés, tout augmente de part et d’autres et les petits commerçants ferment ou sont en passe de fermer pour bientôt céder la place, leur place, à des groupes et des chaines. Loin de verser dans le documentaire pamphlétaire façon Michael Moore, Wiseman filme le quartier comme s’il s’agissait de sa dernière respiration et donne l’impression de voir et d’entendre les derniers commerçants, d’observer un ultime défilé gay Pride – On sait combien le quartier est le terreau du mouvement LGBT – et d’assister aux derniers soubresauts improbables d’une communauté gigantesque construite sur la différence. Comme d’habitude (avec Wiseman) le film est sans voix off, sans mentions du nom et profession des personnes apparaissant à l’écran (ce qui n’empêche aucunement d’avoir l’impression de tous les connaitre à la fin) et sans autre texte, citations ni musiques, sinon diégétiques. Wiseman filme en étoile d’un commerce à l’autre, d’une réunion à l’autre, d’un bâtiment à l’autre, d’une manifestation à l’autre, en repassant systématiquement sous le métro aérien, qui semble être le point névralgique du quartier. Parfois, une présence suffit pour observer, sans parole, chez un tatoueur, des concerts dans la rue ou dans une laverie, danses du ventre dans une salle, cours de langues, festivités de night-club, prières dans une mosquée, une église ou une synagogue, mais souvent c’est la parole qui guide tout, à l’image de cette femme contant la migration difficile de sa fille, cet homme son licenciement abusif, ce commerçant clamant son désespoir face aux charges considérables, cette centenaire racontant sa solitude. On passe de l’un à l’autre le plus naturellement du monde, c’est Jackson Heights, pluralisme improbable et sublime. Sur le point de disparaitre.