"S'il y avait un deuxième billet, partirions-nous ?"
L'affiche de ce film de Wong-Kar Wai m'était familière, puisque je la voyais tous les jours dans ma salle de cours en hypokhâgne. J'avais appris à la fixer, posant mon regard sur cette ombre centrale, semblant écarter Tony Leung de Maggie Cheung.
Au visionnage, on voit que ces jeux d'illusion, en même temps que la distance qui sépare M. Chow de Mme Chan sont bien présents. C'est un de ces films où l'espace est très important. Wong-Kar Wai a voulu parsemer son oeuvre de références à l'espace, à l'espace intime et l'espace public. Ainsi, c'est un déménagement qui permet de débuter le film: changement de vie, changement de lieu. L'emménagement permet à l'époux de Mme Chan et la femme de M. Chow de se rencontrer. Il permet également aux deux personnages principaux de se rencontrer. Tous les deux conscients de l'adultère de leur époux/épouse respectif, ils se trouvent une intimité à chercher un mari/femme dans leur compagnon d'infortune. Cela donne lieu à des scènes métacinématographiques, où les personnages deviennent acteurs. "Que ferait votre mari ? Il ne ferait pas cela en tout cas" Cela commence mal, mais il faut s'y habituer. C'est un amour interdit, à cause des commérages des voisins. Mais on peut se demander si justement ce ne sont pas ces deux-là qui se l'interdisent, étant donné que leur conjoint le font ouvertement.
La scène qui m'est restée est celle du restaurant, la première fois où ils se donnent rendez-vous. M. Chow voudrait offrir le sac de Mme Chan à sa femme, ce même sac que le mari de Mme Chan lui a acheté à l'étranger. De son côté, Mme Chan veut offrir la cravate de M. Chow à son mari, cette même cravate que la femme de M. Chow lui a acheté à l'étranger. Ces époux (que l'on ne voit pas dans le film, plus présents donc par leur absence que par leur visage) sont omniprésents: M. Chow et Mme Chan vivent leur amour par procuration. Ils ne se regardent que très peu, et leurs dialogues se déroulent souvent en de multiples tentatives d'échapper au regard de l'autre.
La caméra de Wong Kar-Wai y est là parfaitement maîtrisée et adaptée. Des plans lents, souvent les mêmes (le marchand de nouilles, qu'accompagne toujours cette musique lente, rythmée, qui y est exceptionnelle; le pied du bâtiment délabré, sans cesse sous la pluie; le couloir de l'appartement de Mme Chan, etc.), une bande originale certes peu variée (trois titres il me semble) mais absolument parfaite, évoquant tour à tour la détresse des personnages, leur hésitation (Quisas), leur séparation.
Leur séparation finale se sera jouée comme presque toute leur relation : par procuration. M. Chow est finalement parti à Singapour, Mme Chan a eu un enfant (on ne peut que présumer que M. Chow soit son père...), et tout le monde est parti de Hong-Kong. "Times are a-changing" répète-t-on sans arrêt dans les dernières scènes; le passé est révolu, le monde avance. Mme Chan, avec son enfant, symbolise la vie, l'avenir. M. Chow, enfouissant son secret dans un temple cambodgien (khmer ?), est resté dans le passé, dans cette relation qu'il a eue. Chacun ne semble pas refaire sa vie. Ils sont restés pénétrés de leur amour pour l'autre, à tel point qu'ils y sont enfermés. Et une des scènes où la caméra se situe derrière des barreaux, et où on les voit parler dans la nuit, représente bien cette idée. Ils sont dans la même cellule, le monde ne les atteint pas. Mais pourtant ils vivent leur amour par procuration.