ETAT PREMIER
Peut-on longer la folie une vie durant sans jamais lui céder ? Et si la folie s'est emparée de tout un pays ?
Une raison de voir “Incendies” : pour le tour de force que réussit Gilles Villeneuve dans la reconstruction du récit, il a vraiment su faire glisser la pièce en mode cinéma, tout en en conservant la force et l'essentiel du propos. Quatre années de travail pour adapter cette pièce de Wajdi Mouawad auront été nécessaire. Une pièce parmi les 4 du cycle “Le sang des promesses”.
“A la lecture du testament de leur mère: Nawal. Jeanne et Simon Marwan se voient remettre deux enveloppes : l’une destinée à un père qu’ils croyaient mort et l‘autre à un frère dont ils ignoraient l’existence. Jeanne voit dans cet énigmatique legs la clé du silence de sa mère, enfermée dans un mutisme inexpliqué les dernières semaines précédant sa mort. Elle décide immédiatement de partir au Moyen Orient exhumer le passé de cette famille dont elle ne sait presque rien…”
En réalité il est question de destins croisés, d'un pays et d'une femme. Il s'agit du Liban, même si le pays n'est pas nommé. C'est l’histoire de plusieurs générations marquées par la haine et la vengeance. Entre droite chrétienne, réfugiés palestiniens, armée d'occupation Syrienne on reconnait les protagonistes ; mais au fond dans toute guerre civile la loi du talion, le hasard des vies morcelées, les familles séparées, les massacres, les prisons, la torture, ça n'a rien de géographique, c'est avant tout proprement humain.
Lubna Azabal porte le film, habituée au rôle dense comme dans “Exils” de Tony Gatlif, ici, elle est Nawal quand elle arpente les routes de montagne, croise les fedayins, chante sans jamais céder, toute en force et détermination. Elle incarne la figure tragique, le visage donné à un pays meurtri, elle passera de la soumission à la révolte, abandonnera sa foi en la paix et le dialogue pour se perdre dans la haine, comme si elle se sacrifiait.
Mais la réconciliation ? Nawal parlera d’amour comme s'il était le sens profond et caché de toute son histoire. « Rien n’est plus beau que d’être ensemble", cette litanie de la pièce est le fil rouge du film : “Ensemble” quand bien même ce serait pour ne pas se parler. Mais “ensemble” parce que, pour qui a connu la solitude carcérale, la mise à mort de ses rêves, n'importe quelle chaleur humaine vaut tout. Ballotée par l'histoire et placée comme un pion sur un "échiquier pourri", il y a quelque chose qui ne cèdera jamais chez Nawal, cette grande muraille solide et si familière à l'abri de laquelle elle s'est réfugiée pour tenir : celle de l'espoir.
Le sens de la réconciliation est là : le temps apaise tout, même après l'innommable.
ETAT SECOND
C'est assez rare qu'un film mette à ce point en état second, d'hébétude et de gravité au sortir de la salle. Ce seul état interroge un peu plus sur ce qui fonde l'âme humaine : le chaos et les passions. Au delà de l'identification à la douleur universelle de ces humains dans la tragédie, “Incendies” parle donc de rassembler ce qui a été éparpillé, perdu ; de dire ce qui a été tu.
Le film tient finalement sur un fil. A la merci de tomber par moment dans le pathos ou l'esthétisme envahissant mais sans jamais céder, puisqu'il reste sincère l'équilibre est tenu. Et c'est, assez justement, à ce même fil fragile que se raccroche la rareté de l'amour, la possible réconciliation des générations de guerre au nom des enfants et le pardon. C'est de l'absurdité de la vie que nait la beauté, la poésie au milieu du chaos, et donc que la vie prend son sens, ou plus justement trouve sa justification : dans l'aboutissement final.