Un chef d'oeuvre du mélodrame au souffle épique... presque manqué ou presque réussit!

N'est pas David Lean ou Douglas Sirk qui veut... Cet adage convient très bien à "Indochine", film pour lequel j'ai beaucoup d'admiration, que j'ai vu et revu !
Il faut louer l'intention, ambitieuse, de Régis Wargnier car peu de réalisateur français ont tentés de se frotter à un genre cinématographique souvent exploité par le cinéma anglo-américain avec talent: Docteur Jivago de David Lean, Out of Africa de Sydney Pollack, Le Patient Anglais d'Anthony Minghella, The Constant Gardener de Fernando Mireilles, voir les films de Douglas Sirk pour le mélo totalement assumé, pour ne citer qu'eux...
A vouloir brasser de nombreuses pistes pour susciter la réflexion du spectateur et éveillé sa conscience historique sur un des pan, très peu exploité, de l'histoire coloniale française, Régis Wargnier ne fait que "survoler" l'aspect critique politique de son film sur les conséquences de la présence des français en Indochine et la raison de l'émergence de la révolte communiste qui ronge peu à peu "l'unité" de l'Indochine. Sur ce point le film aurait mérité un développement plus ample, de trois quart d'heure en plus et lui aurait apporté un souffle, certes présent, mais mal exploité et c'est le personnage de Camille qui s'en serait trouvé enrichit...
Toutefois, avec le recul, on perçoit avant tout un film féministe, en sous lecture, tant les personnages féminins, sans exceptions, sont des femmes qui ne se laissent pas enfermer dans un rôle défini par une société traditionnellement machiste et se battent toutes pour exister par elle-même dans un monde d'hommes qui ne leur fait aucun cadeau, au prix de nombreux sacrifices dans leurs vie de femmes ou de mère:
-Eliane Devries, qu'incarne Catherine Deneuve, est une femme de pouvoir, autoritaire, dure, ambitieuse, à la tête d'une plantation d'hévéa, beaucoup plus crainte que réellement respectée (sauf par Guy, incarné par Jean Yanne, qui est le seul à réellement l'aimé et l'admirer pour ce qu'elle est). Elle préfigure la lutte des femmes d'aujourd'hui à gagner le même statut que les hommes, mais qui pour le conserver sont obligées de "prouver" par une masculinisation forcées, renforçant leur dureté, et de sacrifier beaucoup de leur vie de femme, tout en respectant les codes d'une société finalement conservatrice...
-Yvette, qu'incarne Dominique Blanc, femme du régisseur d'Eliane, femme du peuple, jalouse et envieuse du statut de sa "Patronne", enfermée dans un mariage qui ne la satisfait guère, certainement seul moyen de "sortir" de sa condition inférieure, qui la rend amère et médisante. Elle finit par s'émanciper et se libérer, en s'assumant et n'ayant que faire des quolibets et moqueries au sujet de sa "nouvelle vie", révélant au passage une admiration avouée pour son ancienne "patronne"...Elle devient le personnage féminin le plus libre, alors qu'au départ c'était celui qui était le plus fermé...
-Camille, qu'incarne Linh Dan Pham, fille adoptive d'Eliane, recueillie à la mort de ses parents, riches aristocrates de la société vietnamienne, se destine à une vie toute tracée par la tradition séculaire et religieuse de son pays. L'amour la réveille, puis son ex-futur mari (dissident politique communiste) la pousse à s'émanciper de la tradition et se battre pour pouvoir vivre librement celui-ci au grand jour en sacrifiant sa vie d'avant et ce qu'elle pourrait devenir... Les circonstances feront d'elle une "légende" puis une référence idéologique et politique communiste, non par réel choix, mais poussée par la volonté de survivre à un environnement hostile, où le seul but est de survivre pour elle et son enfant, fruit de son histoire d'amour "libératrice"... Les abandons successifs, la survie et la révolte font d'elle une femme qui n'a plus que l'idéal communiste sur lequel se raccrocher, devenant ainsi au fil du temps un important personnage politique, prouvant au passage qu'il n'y a pas que les hommes qui peuvent prétendre à porter un message politique d'envergure (tout cela est malheureusement suggéré, alors que c'est sur ce personnage magnifique que Wargnier aurait dû insister, mais là n'était pas son propos, puisque il a écrit son film pour Catherine Deneuve)...
Il le dire la lecture féministe du film est réussie, et c'est peut-être pour cela que ce film est plus apprécié des femmes !

Cependant, il faut revenir sur les défauts du film et ses forces...
L'amorce du départ s'avère maladroite, "clichetonneuse". A partir du moment où Camille rencontre Jean-Baptiste, le film décolle véritablement, et nous sommes emportés avec le souffle de l'histoire au sens propre comme au figuré, les personnages se révèlent et s'avèrent particulièrement bien écrits au niveau de leur psychologie et surtout interprétés (tous sans exceptions). Des scènes fortes, mémorables, magnifiquement mise en images se succèdent l'une après l'autre (photo exceptionnelle de François Catonné) se composant parfois comme des tableaux et mise en valeur par des décors naturels ou pas remarquables (décors de Jacques Bufnoir et costumes de Gabriella Pescucci) et une musique mémorable de Patrick Doyle. Nous sommes, au milieu du film, dans le chef d'oeuvre tant espéré et voulu par Wargnier... Mais ( et oui il y a un grand mais) le film s'accélère subitement après l'arrestation de Jean-Baptiste, incarné par Vincent Pérez, de nombreux aspects politiques sont suggérés, alors que Wargnier aurait dû nous montrer en quelques séquences le calvaire de Camille au bagne de Poulo-Condor pour nous expliquer concrétement l'évolution finale de son personnage.
D'ailleurs même si ces aspects sont expédiés, il y a la très émouvante scène (si ce n'est la plus déchirante du fim) où Eliane vient attendre Camille à la sortie du bagne.Cela rachète en partie la rapidité du traitement du scénario sur la dernière partie du film. Une des plus belles scènes de Catherine Deneuve au cinéma.
Puis la toute fin, qui aurait mérité, elle aussi un autre développement: je pense que le choix assumé de ne pas assister aux négociations de paix est un bon choix, cependant il aurait été de bon aloi (le côté mélodramatique aurait été assumé jusqu'au bout) qu'on ait un échange de regard entre Camille et son fils, ou Camille et Eliane...

Revenons sur les interprétations, exceptionnelles:
-Catherine Deneuve, dans un des rôles de sa vie, puis il est rare en France de voir un film construit et pensé pour une actrice. Elle y montre une intensité de jeu et de passion rare, sublimé par sa beauté rayonnante.
-Vincent Pérez, Jean-Baptiste, campe un sous-officier seulement crédible en amoureux d'un soir. On se dit: tiens lui, il est là pour jouer les belles plantes ! Que néni ! Il se révèle un personnage magnifique, incarnation typique du héros romantique torturé par la vie, dont la critique et la postérité sous-estime la force de jeu. Rare sont, dans le cinéma français, les rôles romantiques masculins depuis Gérard Philipe (surtout), et Vincent Pérez en est le digne succésseur dans ce rôle (de façon moins forte dans La Reine Margot).
-Jean Yanne, Guy, le chef de police, parfait, comme d'habitude, dans son rôle de "salaud", qui cache sous un masque de lucidité cynique et d'amertume assumées un homme amoureux, au romantisme et à l'idéalisme blessé et brisé, mais qui restera toujours "fidèle" dans l'âme et dans las actes à cet amour non consommé avec Eliane, lui vouant une admiration éternelle...
-Dominique Blanc, à la merveilleuse gouialle, il n'y avait qu'elle pour jouer Yvette !
-Linh Dan Pham, révélation du film, personnage central et pivot de l'histoire, manifeste une sensibilité et une force convenant parfaitement à son personnage.

Au final dans l'ensemble un bon film, qui reste avec Est-Ouest, du même Régis Wargnier, une des rares incursions du cinéma français dans le mélodrame historico-politique et romantique !

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