Est-ce que ce monde est sérieux ?
Tout d'abord, c'est bien du cinéma. Dans la présentation de l'Islande, en pré-générique et en générique, dans ce descriptif définitif, en à peine plus de cinq minutes, du passage du paradis à la ruine et au désastre, on découvre successivement des passages qui pourraient servir de décor au Seigneur des anneaux, puis des enchaînements d'images de nos sociétés modernisées qu'on croirait sorties de Koyaanisqatsi. Mieux, quand d'un paysage de mer, de volcans et de fumerolles, s'échappe un alignement de pylônes, on comprend, sans mots, que la modernité ne sera pas forcément un progrès. Des mots, il y en aura beaucoup par la suite - parfois énoncés, par la voix parfaitement posée en arrière-plan, de Matt Damon. Du cinéma, c'est sûr.
Inside Job est un film de mafia (à classer, presque en première position, en tête de liste, par les concepteurs de listes de mafia pour Senscritique). Et tous les mafieux sont nommés - même si les crimes sont en hors champ. On voit défiler sans interruption les parrains (tous les banquiers, le plus puissant étant sans doute Henry Paulson), leurs porte-flingues, à commencer par les lobbyistes, les spécialistes, les professeurs d'université, tous rémunérés par les banques, pour les conflits d'intérêt les plus énormes, évidemment jamais officiellement dénoncés. On voit même des repentis, peut-être certains, un peu vieux, devenus critiques parce qu'ils n'avaient pas pu profiter du gâteau (George Soros), et même quelques gentils justiciers lucides, mais jamais écoutés, quelques juges vaguement impuissants qui n'épingleront que des lampistes, quelques témoins sans réelle influence (dont DSK, avant, et Christine Lagarde).
On comprend sans effort les causes et les effets de la plus grande crise financière jamais contée - la "dérégulation" comme moyen de jouer avec l'argent du peuple, de l'investir à perte au profit de quelques-uns, de mettre en faillite tout un pays jusqu'alors pleinement équilibré. C'est, racontée, en quelques minutes l'histoire récente de l'Islande. la suite est encore plus hallucinante : des avocats et des spécialistes chargés d'enquêter sur les malversations et recrutés à prix d'or pour changer de camp aux subsides versés aux fameuses agences de notation pour obtenir les fameux triple A, de la concussion entre banques et assurances pour spéculer sur la faillite de ses propres produits et transformer la ruine des autres en milliards pour soi-même à la destruction de sa propre entreprise puisque de toute façon ce sont ceux qui viendront après qui paieront les pots cassés pendant que l'on aura accumulé les milliards pour vivre pendant des dizaines de générations ...
On voit ainsi défiler une multitude d'escrocs, ou de gardiens de l'ordre (les pontes ont tous refusé de participer au film ...), certains affichant mépris, cynisme, silence, d'autres bredouillant de façon lamentable (spectacle assez jouissif), mais toujours sans le moindre regret. Ce défilé est au demeurant très construit , en cinq parties très complémentaires, la présentation ultime des conflits d'intérêt en constituant sans doute le sommet dans l'ordre de la répulsion et l'épilogue Obama la conclusion la plus désespérante (mais on finit en fait sur une image d'espoir avec la Statue de la Liberté debout - on n'est pas loin de la Planète des singes, mais peut-être pas encore tout à fait ...) Les dialogues sont aussi coupés par des images , souvent aériennes, des richesses accumulées par les escrocs (propriétés, avions ...) ou de la détresse. Mais assez peu - ce n'est pas l'objectif principal du film, qui vise essentiellement la mafia, les mafieux et leurs séides. Cela ira jusqu'à la guerre des gangs (évidemment hors champ), avec la liquidation, au sens premier, de la banque Goldman Sachs, dont les répercussions anéantirent l'économie du monde entier, sous l'impulsion du parrain, Hank Paulson, ancien cadre d'une autre banque, d'une autre bande, rivale, Lehman Bros, coopté par George Bush pour "gérer" tout ça, et pour sauver ensuite, à coup de centaines de milliards (ceux du bas peuple) les autres banques, dont la sienne. Ces méthodes finissent même par tourner au dérisoire, quand la jouissance du pouvoir finit par tourner les têtes, d'abord celles des sous-fifres, quand le ridicule le dispute à l'odieux - sur la question de savoir " qui avait la plus longue, qui pissait le plus loin, d'ailleurs il n'y avait que des homme ..." Dans la même perspective l'évocation de la place de la cocaïne ou de la prostitution, dans la représentation contrainte de ces nouveaux caïds et de leurs affidés (avec feuilles de frais professionnels !), avec le témoignage totalement dépassionné d'une mère maquerelle d'un bordel de grand luxe, tout cela est totalement consternant.
On retiendra, à titre d'exemples très parlants, deux micro-essais de dialogues, révélateurs et assez savoureux, avec des porte-flingues, mais pas forcément des seconds rôles :
(avec Scott Talbott, spécialiste multi-cartes, toujours présent et encore plus influent - tonalité posée, et définitive)
- Cela ne vous gêne pas que plusieurs de vos membres aient commis de vastes escroqueries ?
- Soyez plus précis (un silence, très bref). L'escroquerie ne doit pas être tolérée, point.
Et on parlera d'autre chose.
(avec Glenn Hubbard, spécialiste, lobbyiste, "scientifique", compromis à la fois avec les financiers et avec les politiques. Quasi sosie de Claude Guéant. Tonalité très posée, presque obséquieuse, colère totalement rentrée, mais très présente à la fin quand il sent que l'interview finit par devenir gênante ....)
- j'ai eu la politesse de vous recevoir. Bêtement. Il vous reste trois minutes. Alors essayez de mettre le paquet.
D'aucuns critiqueront l'aspect vulgarisation du film. C'est du cinéma certes. Et il n'est sans doute pas facile de trouver la juste mesure entre le documentaire austère pour spécialiste et une entreprise plus accessible et forcément plus réductrice. Mais l'argument du spécialiste est précisément que sa réflexion est trop importante pour être accessible au grand nombre... C'est la première imposture. La conclusion du film est d'ailleurs très parlante, et énoncée par un économiste, mais un des "gentils" : l'économie n'est pas une science, elle est "sans rapport avec la réalité". Alors le film peut faire son oeuvre - et il s'en acquitte magistralement.
J'emprunterai ma conclusion à Takeshi29, sans avoir besoin d'une référence en ligne, puisque son article est plutôt synthétique :
Passionnant, foisonnant, enrichissant, effrayant.