Suspension of (dis)belief
Il faut croire qu'avant d'être un film de science-fiction spatiale, Interstellar est un film de Christopher Nolan. Faux. C'est sans conteste à un space-flick pur jus auquel nous avons affaire ici. Il y a bien évidemment du Nolan dans tout cela, par cette direction d'acteurs inexistante, ces deus ex machinas qui sortent des placards, ce mixage sonore assourdissant, cette pornographie photographique de tous les instants ; pas de doute, le film accumule suffisamment d'idées brillantes et de faux-pas malheureux pour poser la tête haute au milieu des autres rejetons du cinéaste.
Un peu à l'instar d'Inception, Interstellar réussit quelque chose de fort, à savoir l'espace d'un instant nous rappeler que l'on ne regarde pas un film de ou un film sur, mais un film tout court. L'évasion par le médium cinématographique, vaste sujet que voilà. Car depuis que le 7ème Art est industrie, les noms ont obtenu une importance plus qu'ambivalente au sein de la grosse machine à divertir les gens. Christopher Nolan le sait, étant lui-même devenu un nom au fil des années ; il ne bosse d'ailleurs plus qu'avec les meilleurs d'entre eux, sans doute pour contrebalancer le fait qu'il ne sache travailler que pour lui. Si je devais d'ailleurs me risquer dans une analyse de son cinéma, je dirais que le Monsieur n'est jamais aussi bon que quand il s'invente ses univers, et réalise les films qu'il veut voir avant tout, sans ce soucier des desiderata de son public. Un peu comme un autre réalisateur, anglais, réputé arrogant, imbuvable et pompeux, et lui aussi très décrié en son temps...
(Je l'admets, cette dernière phrase a pour unique but de faire rager les rageux, et j'en suis plutôt content.)
Interstellar pèche sur le même point qu'Inception finalement, à savoir cette volonté de s'assurer toutes les dix minutes que le public n'a pas décroché, en lui expliquant régulièrement le pourquoi du comment. Peut-être nécessaire, en tout cas presque irritante par moments, la méthode a pour inconvénients majeurs de plomber le rythme du film et de sortir le spectateur du film, même l'espace fugace d'un instant. Alors au lieu de profiter du vide intersidéral pour ce qu'il est, à savoir un espace froid, hostile, et surtout mystérieux as fuck (l'ultime frontière, inutile de le rappeler), on y comble les trous par de multiples séquences de techno-blabla, ou des réflexions philosophiques dignes d'une épreuve de Bac S (L'amour est-il quantifiable ? Vous avez 4 heures). C'est dommage mais ça reste un grief tout à fait personnel, beaucoup de spectateurs apprécieront certainement d'être tenus par la main régulièrement, pour ma part je trouve qu'il n'y a rien de plus grisant que de se perdre dans un univers qui nous est totalement étranger, à tâtonner pour trouver la lumière.
Soyons honnêtes cependant, ce n'est pas parce que le film ressemble plus à Moon ou Contact qu'à 2001 ou Solaris que je n'ai pas pris un pied monstrueux devant. Soyons encore plus honnêtes, le simple fait que l'on soit face à de la SF spatiale en fait un gagnant pour ma part. Et oui, forcément dans un genre de niche tel que celui-ci, les comparaisons sont aisées et vont bon train. L'avantage d'Interstellar, c'est qu'à aucun moment le long-métrage ne vit par ou pour ces comparaisons. On se dira bien à certains moments "tiens, ça me fait penser à ça...", ou "c'est une référence à ceci", mais ce n'est en tout cas pas le but affiché des frangins, qui nous servent ici du pur jus de Nolan avec sucre de guimauve ajouté. Alors il y en a parfois un peu trop d'ingrédients hétéroclites dans ce jus, il écoeure en résumant la planète Terre aux Etats-Unis, et les Etats-Unis à des champs de maïs, d'aucuns rétorqueront que ça accentue l'angle dramatique, familial et intimiste de l'intrigue, c'est vrai, mais d'un autre côté ça réduit les enjeux à une aventure pour sauver sa famille avant l'humanité, mais d'un autre côté c'est intéressant parce que c'est vraiment comme ça que Cooper le perçoit et du coup ça en fait un psyché héroïque éloigné du Chevalier Blanc usuel... Bref, vous voyez le topo.
Parfois, le film en fait trop donc. Mais pas trop dans le mauvais sens du terme, juste trop parce que l'on essaye plein de trucs différents, des fois ça passe super bien, et des fois ça casse, et il y en a un peu plus ma bonne dame, je vous le laisse ? Le ratio bonnes idées/maladresses penche tout de même en faveur du film, parce que ce qui fonctionne tourne à plein régime. Mêmes les idées les plus incongrues à la base. Les robots par exemple : passée la circonspection initiale face au design (mais c'est qu'est-ce que c'est que ce... truc, un monolithe, ils ont osé ?), il faut bien admettre que non seulement l'idée fonctionne très bien, elle de plus utilisée à bon escient pour la caractérisation des personnages (ou du moins Cooper tout particulièrement), pour un ressort scénaristique bateau mais bien amené, et de manière totalement contradictoire à apporter un peu de tension relief lors des scènes les plus intenses. Malgré leur look inquiétant, digne des plus terribles machines tueuses que le cinéma ait pu enfanter, ces tas de ferraille sont les éléments les plus stables de l'intrigue, parfaits contrepoints méthodiques et pragmatiques à l'émotivité humaine, sans pour autant virer full psycho. Personnages d'autant plus intéressants qu'ils se démarquent des clichés habituels du genre, et assez ironiquement, malgré leurs traits de caractères humains et leur anthropomorphisme fonctionnel, jamais ils ne bénéficieront d'un soupçon d'humanité, robots ils sont, robots ils resteront. Ils ont beau ressembler à des putains de creepers de Minecraft, j'ai fini par les adorer, et à apprécier plus que de raison chaque scène où ils sont un tant soit peu mis en valeur. C'est fou.
Alors ça par exemple, c'était génial. Mais à côté on a aussi des trucs moins bons, comme le gros coup de mou de milieu de métrage se cherchant un antagoniste (twist cramé à 3000 parsecs en plus), le côté "love power", qui bien que présent en filigrane dans toute la filmo de Nolan (pas une marotte plus honteuse que d'autres, bien au contraire), est ici asséné au burin façon Sailor Moon, ou plus généralement le fait que si le cinéaste est doué pour créer des univers assez dingues, il n'est pas fichu d'écrire correctement pour ses acteurs.
Et après ? Est-ce que l'on ne s'en fiche pas un peu de tout cela ? Je veux dire, si j'en viens à pinailler sur une réplique un peu nulle, un retournement de situation bidon au milieu d'un film de 3 heures, sur l'absence de réflexions éthiques et sociologiques de la part d'une oeuvre se voulant pourtant un minimum philosophique, ou sur Michael Caine faisant du Michael Caine, si ces défauts représentent tout ce que le long-métrage a de moins bon à offrir, on s'en sort déjà pas trop mal je trouve. Pour citer Ragnarök (allez lire sa critique d'ailleurs, la mienne commence à faire pâle figure à côté), "On connaît un truc super, que d’autres civilisations ignorent peut-être, c’est la magie du cinéma. Le machin qui te fait gober des inepties et te rend heureux en même temps.". Boom. Faut pas chercher plus loin. Evidemment, ça sonne comme la réponse à tout, et la porte ouverte à toutes les dérives (il y a bien des gens qui ont aimé Taxi 4 après tout), mais le cas de ce film, ça claque de vérité comme un album du Wu-Tang.
Après tout si l'on tolère de s'enchevêtrer dans des salles peuplées de bouffeurs de pop-corn et de connards qui foutent leurs pieds sur les sièges de devant, c'est surtout parce que l'on veut s'évader. Pas par besoin, mais par simple envie. Alors on s'installe, et l'on passe un contrat tacite avec le film. Vas-y film, je suis disposé à croire tout ce que tu vas m'envoyer à la gueule. Fais-moi rêver. Interstellar c'est ça, c'est le truc qui te prend par la croupe et te retourne comme une crêpe. Tu es tellement pris dans cette virée tourbillonnante, que sur le coup, même si les défauts sont bien présents et bien chiants parfois, tu n'y fais pas gaffe, et tu restes bouche bée, tu écarquilles des yeux devant l'ingéniosité de certains délires visuels, tu rebondis sur ton siège, tu verses ta petite larme, bref tu es dedans quoi. Cet univers, il est à la fois dangereux et accessible, on s'y croit, on s'imagine à la place des héros, des mondes à explorer, des pionniers livrés à eux-même, on rajoute un peu manipulations spatio-temporelles, la recette est classique mais on a rarement fait mieux en matière de SF spatiale. Même quand tu sors de la salle, tu restes dedans, quand tu rentres chez toi tu ressors ton vieux planisphère, les BDs des Epatantes aventures de Jules, et tu as envie de te refaire Mass Effect. Et il faudrait vraiment être un sacré aigri, ou avoir arrêté le cinéma après 1984, pour ne pas y en prendre du plaisir.
Mais ce qui me plait le plus dans Interstellar, c'est que c'est un film à l'ancienne. Pas un film qui fait genre d'être à l'ancienne, mais un film tenant vraiment son propos et ses ambitions. Par exemple, une des thématiques principales du film, la relativité temporelle, est traitée de manière intéressante en situant l'action dans un futur non seulement indéterminé, mais aussi étrangement passéiste. La technologie est là, mais en arrière-plan, on s'émerveille de voir encore un drone survoler un champ, pièce électro-mécanique d'un temps où l'on mangeait encore à notre faim, aujourd'hui échouée dans un monde où le maïs coûte plus cher que le métal. Le film entier joue sur cette ambiguité temporelle, on fait des bons d'une centaine d'années, mais le futur reste relativement similaire, tout au plus les parties de base-ball sont délocalisées sur des stations orbitales. Visuellement d'ailleurs, le film emprunte beaucoup à l'esthétique du début des années 1980, par l'usage d'une caméra Panavision 35mm pour la plupart des scènes, le contraste d'un film de 2014 légèrement baveux et granulé (vu en version argentique, le pied intégral) comme un Carpenter ou un Scott de la grande époque est saisissant (ça nous change en tout cas des images numériques javellisées de ces dernières années). Même constat du côté des compositions sonores, puisque malgré quelques pistes un peu trop trublionants à mon goût, Zimmer réussi à pondre un score particulièrement inspiré, particulièrement inspiré de Philip Glass certes, mais la petite touche vintage fait vraiment la différence ici. Tout ceci contribue à rendre le film à la fois légèrement daté et intemporel, bref le genre de truc que tu te vois bien regarder à nouveau d'ici 5 ans, puis 10, puis 20, puis 30, sans que ça ne prenne une ride.
Excessivement ambitieux et sincère, le dernier bébé de Christopher Nolan possède les défauts de ses qualités, à savoir une générosité et un zèle à toute épreuve qui finissent par le desservir. Le mieux est l'ennemi du bien, forcément, mais en l'occurrence je me contenterai de ce genre de bien n'importe quand. Malgré quelques erreurs de parcours, on sent tout de même un projet qui tenait à coeur au cinéaste et qui aurait pu être carrément casse-gueule dans d'autres mains. Et pour ma part en tout cas j'aurai toujours un immense respect pour ces gens qui osent, expérimentent, accouchent d'oeuvres pas franchement bien calibrées mais pleines de bonnes volontés. J'attends encore le moment ou le réalisateur maîtrisera de bout en bout ses films pour s'imposer dans la science-fiction émotionnelle/émotive (des petits nouveaux comme Mike Cahill commencent à cartonner sur le créneau en imposant leur propre patte), mais en attendant je ne vais pas bouder mon plaisir, les qualités de cet Interstellar sont toutes suffisamment bonnes et fortes pour essuyer cette constellation de petits défauts qui le parsèment. Une histoire de coeur, comme toujours.