(Je tiens à préciser que je tâcherai d’écrire cette critique en évitant tout spoiler gênant, mais difficile de parler d’un film aussi riche sans dévoiler quelques éléments d’intrigue. Par avance, je m’excuse donc, même si promis ça restera très soft.)
Quand une œuvre m’enthousiasme, j’aime bien pondre un gros pavé dessus, et pour introduire ce gros pavé, souvent j’apprécie parler un peu de moi. Pas tant par égocentrisme (encore que), mais plutôt parce que la notion de chef-d’œuvre s’assimile avant tout de manière subjective et personnelle, je trouve donc adéquat de parler un peu de soi pour parler de ce que l’on aime, surtout dans le cadre d’une critique. Oups, aurais-je accidentellement lâché le mot ‘chef-d’œuvre’ comme ça, sans avertissement ? Il semblerait que oui. Vous êtes prévenus.
Donc, on peut considérer que je suis un gars plutôt réglo en matière de cinéma. J’aime bien voir un film sur grand écran ; la perspective de voir un grand film et reverser une (très maigre) partie du prix de mon billet au réalisateur qui l’a pondu outrepasse aisément les immenses chances de tomber sur un public relou, ou pire, perdre mon temps et mon argent sur une œuvre qui ne mérite pas l’un, et certainement pas l’autre. Il y a cependant eu par le passé deux instances ou je me suis surpris à frauder, rester dans la salle pour voir le film une seconde fois immédiatement après le premier visionnage, juste sous l’effet de l’excitation : Mother et Toy Story 3. Aujourd’hui, un peu honteux, je l’avoue, un troisième film vient d’intégrer cette liste, le dernier Spike Jonze. Il faut dire, j’étais tellement sonné, je pense que j’ai dû rester planté comme une courgette dans mon siège 15 bonnes minutes après la fin du générique, et personne n’est venu me voir (les joies des cinémas australiens, même pas de personnel pour nettoyer les salles ou quoi) ; en reprenant mes esprits, le film reprenait de plus belle lui aussi. Oh well, pourquoi ne pas rester après tout. A l’arrivée, je pense que j’ai vécu une de mes plus belles expériences de cinéma de ces dernières années, car voir le film deux fois d’affilée m’a permis de l’assimiler de deux manières totalement différentes mais à la fois complémentaires, à un degré tel qu’au moment d’écrire ces lignes je ne trouve strictement rien à lui reprocher.
Car je pense que Her possède cette qualité que tous les cinéphiles recherchent auprès d’un film, cette idée de complétude, le sentiment qu’il n’y a rien à ajouter ou retirer, que chaque séquence possède une légitimité au sein du métrage, et finalement que l’on n’aurait rien fait différemment à la place du réalisateur (un exercice pour lequel le critique est roi). Evidemment, tout ceci est entièrement subjectif, mais j’ai ressenti tout cela en regardant Her, un film où pendant deux heures Spike Jonze arrive à nous convaincre que Scarlett Johansson est vraiment à l’écran et que les hommes du futur porteront leur pantalon au-dessus du nombril.
Avant de commencer à gratter un peu, je me dois de préciser que le film est une réussite technique indéniable ; il pourrait être totalement creux (heureusement ce n’est pas le cas) qu’il aurait au moins cela pour le sauver. La photographie est superbe, le montage rythmé, certaines scènes tirent en longueur, d’autres sont réduites à leur plus simple expression, mais à aucun moment je n’ai eu l’impression d’avoir trop ou pas assez. La musique ? Arcade Fire. Enough fucking said. Les acteurs ? Voyons voir. Joaquim Phoenix formidable, touchant, sincère, explosant en plein vol sa prestation dans Two Lovers (que je trouvais jusqu’ici sa meilleure), enlevez-lui ses lunettes et vous obtenez l’illégitime rejeton de Mel Gibson et Tom Selleck (pas certain que ce soit un compliment). Scarlett Johansson, boudiou cette bonne femme, on ne la voit pas une seule seconde du long-métrage, pourtant elle irradie chaque scène, on la sent à côté de Phoenix quand elle parle, c’est incroyable. Et ce rire, doux Jésus, ce rire, je peux vraiment dire que je peux mourir heureux après avoir entendu ce rire. Amy Adams, je suis célibataire, s’il vous plait veuillez vous marier avec moi, promis je vous laisserai garder vos chaussures quand vous vous affalerez sur le sofa. Même les seconds rôles sont à point, je ne tarirai pas d’éloges sur Rooney Mara et Olivia Wilde, mais j’ai plus ou moins découvert Chris Pratt et Portia Doubleday avec ce film, et le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils sont excellents. Et il y a énormément de séquences un peu fourbes, qui semblent présentes uniquement pour un argument comique ou dramatique, mais qui servent à ancrer le récit dans un univers crédible ; en plus d’être sincère et touchant, c’est souvent très drôle de surcroît. Mention spéciale aux jeux vidéo, le premier avec l’extraterrestre qui n’y va pas de main morte pour critiquer les jeux actuels (fun fact : c’est Jonze lui-même qui double l’extraterrestre, il a dû y prendre un certain plaisir), et le second sur Perfect Mom qui est sans doute un des passages les plus drôles du film à mon sens. Bon, commençons à creuser un peu, si vous le voulez bien.
La première strate de lecture, la plus évidente car imposée dès les premières minutes du métrage, c’est notre futur (relativement) proche dépeint par Jonze ; tellement précis, cohérent et crédible que l’on s’imagine déjà y être. Un monde apaisant, chaud, organique, fait d’iMac en bois, de couleurs vives, de matériaux naturels, à l’exact opposé du plastique froid des années 1970 ou des machineries clinquantes des années 1980. Question d’époque, et c’est justement parce qu’il est en phase avec les aspirations d’aujourd’hui que l’on peut ressentir ce futur si proche. Même constat au niveau sociétal, où le réalisateur attache énormément d’importance à retranscrire un futur où les citoyens partagent le même espace public tout en étant paradoxalement coupés les uns des autres, plongés dans leur bulle personnelle en permanence ; l’extension du commuter d’aujourd’hui rentrant du boulot le smartphone greffé à la main. Tout ceci a déjà été traité, l’intelligence de Jonze est de ne pas émettre de jugement là-dessus : que nous l’aimions ou non, c’est le futur qui nous attend, ni bon ou mauvais présage là-dedans. Un futur parfois terrifiant ceci dit, où les gens n’écrivent plus, où les livres imprimés soit en voie de disparition, et où les lettres s’échangent par le biais d’intermédiaires utilisant eux-mêmes des ordinateurs pour écrire au lieu de la bonne vieille huile de coude ; les relations sociales telles que nous les entendons ont toujours court, elles ont simplement lieu dans un cadre strictement privé (une notion qui a toujours court et qui je pense le restera encore un bon moment, malgré ce qu’en disent les techno-alarmistes). Un monde enfin où la mode masculine reviendra aux pantalons taille haute (probable à 98%) et où les asiatiques monopoliseront Los Angeles (probable à 102%, je peux témoigner, je suis à Melbourne, ce n’est qu’une question d’années avant qu’ils traversent le Pacifique en masse). On peut déceler des détails de ce genre à la pelle dans chaque plan, c’est ce qui rend l’ensemble si crédible. Ce que j’aime avec ce futur, au-delà du fait qu’il paraît particulièrement tangible car le réalisateur ne s’est pas contenté de mettre des couvercles de pot de peinture sur les roues des voitures, c’est qu’il est dépeint sans apriori ; Jonze ne nous assène pas de morale à la con ou n’essaye pas de nous montrer la bonne ou mauvaise marche à suivre, il se contente d’observer le monde actuel et d’essayer d’en imaginer la très probable issue d’ici quelques années. Le fait que ce soit une bonne ou mauvaise issue ne dépend que de nos perceptions des choses en fait. Et ça, dans un film de SF, c’est putain de rafraîchissant si je puis me permettre, je crois que l’on n’avait pas vu ça depuis… Allez, je dirais Another Earth (trois ans, ça va, mais ça veut aussi dire trois années abreuvés de clichés où l’espèce humaine est en banqueroute, l’environnement se casse la gueule, bla bla bla).
Ce qui m’amène à la seconde strate : les relations humaines, ou plutôt la perception de ces relations. Non, les hommes du futur ne sont pas réduits à communiquer via Internet uniquement, ils continuent d’avoir des rencards au restaurant, de squatter les canapés de leurs amis, de sortir dans des lieux publics ou de dire bonjour à leurs voisins. Non, notre héros n’est pas un handicapé social, il est manifestement écorché par une rupture difficile mais est à l’aise quand il s’agit de rencontrer de nouvelles personnes et n’hésite cependant pas à utiliser une sexline quand il se sent seul (hilarante scène avec Kristen Wiig, même avec ses simples cordes vocales cette femme arrive à me faire rire à gorge déployée). C’est un mec lambda, dans le bon sens du terme puisque contrairement à 90% de la production récente de protagonistes, celui-ci fait montre d’une balance équilibrée de qualités et de défauts auxquels le spectateur peut s’identifier. Pas de doux rêveur, de timide ou de socialement inadapté, juste un gars qui a la larme facile, une bonne perception des gens, une bonne relation avec sa famille, attaché aux jeux vidéo et au porno. Sa meilleure amie (merveilleuse Amy Adams), contrairement à lui, semble avoir une vie bien tracée, jusqu’à ce que l’on se rende compte qu’elle est en fait aussi paumée. Le film est malin sur ce point car il se permet de multiplier les points de vue, ou plutôt les expériences de couple, forcément trop diverses pour être réduites à un seul protagoniste ; par de brèves scènes, on a donc aussi l’occasion d’entrevoir la perception du couple selon deux membres de l’entourage de Theodore, Amy (Amy Adams) et Paul (Chris Pratt), et de constater que ces perceptions, ces attentes, changent d’un individu à l’autre, et que la simple idée de vivre ensemble peut parfois être plus compliquée à mettre en œuvre que prévu. Bref, tout ceci paraît vrai. Non pas que ce soit particulièrement novateur au cinéma, mais j’apprécie la démarche de Jonze qui est une fois encore de ne pas arriver avec une solution clé en main, de proposer au spectateur différentes grilles de lecture et de le laisser choisir celle qui lui correspond le mieux.
Je ne m’étendrais pas sur la troisième strate, celle de la sexualité (de Theodore pour être exact), car l’on commence à entrer dans des sphères de spoilers à hauts risques, il s’agit cependant malgré les apparences d’un aspect essentiel du film, traité au cours de trois scènes radicalement différentes. Prises indépendamment, ces séquences sont toutes trois particulièrement réussies, mais ce n’est qu’en les comparant les unes aux autres que l’on ne peut percevoir à leur juste mesure leur légitimité au sein du long-métrage.
Je pourrais continuer à déblatérer sur le film pendant des heures, en réalité le film propose une grille de lecture complètement obscène, avec des dizaines de strates et de niveaux de lecture selon le sens dans lequel on le secoue. Ce qui est merveilleux, c’est que non seulement chacun aura sa propre perception du film, mais cette perception sera amenée à changer au cours de multiples visionnages. A l’heure actuelle, j’ai vu le film deux fois, je peux dire sans exagération que j’ai vu deux films distincts tant mes perceptions, les détails auxquels j’ai eu l’occasion de m’attacher ont été radicalement différents, et pourtant séparés de deux heures à peine. Et encore, je n’ai traité que de trois thématiques principales, celles qui me semblaient les plus ‘sures’ à aborder sans trop dévoiler du film, mais j’en ai bien trois autres en têtes qui attendent d’être discutées plus longuement une fois que le film sera disponible un peu partout et plus largement vu. Et ayant eu l’occasion de le voir avec deux publics différents, j’ai aussi pu constater que chacun réagissait différemment en fonction des scènes, certains passages étaient mieux accueillis que d’autres. C’est un peu là où je voulais en venir avec mon introduction assommante : selon mes standards, ce film est un véritable petit bijou ; cela ne veut pas dire que ce ne sera pas le cas pour vous, simplement que ce le sera pour des raisons peut-être radicalement différentes des miennes, mais infiniment pertinentes malgré tout.
Le film n’est pas infaillible pour autant : dans le lot, il y aura bien des spectateurs totalement réfractaires au style arty-contemplatif de Jonze, d’autres qui hurleront aux clichés ou qui s’enorgueilliront d’avoir vu venir la fin à des kilomètres. Reste qu’avec un minimum de cœur et d’expérience humaine derrière soi, difficile de rester insensible face à ce film. Et pour un scénariste/réalisateur, c’est un peu le Saint-Graal des objets filmiques : peu importe le côté par lequel on l’attrape, en le secouant bien on peut en sortir des dizaines de thématiques différentes et toutes plus pertinentes les unes que les autres. Le long-métrage fait preuve d’une intelligence rare en se contentant de mettre toutes ces thématiques à disposition du spectateur, sans vouloir nécessairement les lui fourrer dans la gorge, mais en l’invitant à puiser dans ses propres expériences afin de déterminer lesquelles sont les plus pertinentes. A aucun moment cependant on n’a l’impression d’être tenu par la main, les clés sont simplement là, elles attendent d’être prises. Certains y verront un drame romantique, d’autres sur la place de la technologie au sein de la société, d’autres un film sur les rapports humains face à la technologie, d’autres une romance SF, ou enfin d’autres un film sur l’art de tourner la page. Aucune de ces assertions n’est fausse, Her c’est un peu de tout cela à la fois, et bien plus encore, un film à l’apparente simplicité mais incroyablement dense une fois que l’on commence à creuser, un film accessible au sens large du terme car chacun pourra y voir midi à sa porte. Her, c’est cette phrase prononcée avec fausse innocence par Joaquim Phoenix : « Ce ne sont que des lettres ». Bien sûr que ce ne sont que des lettres, mais celles-ci peuvent former un ensemble tellement riche une fois mises bout à bout, ce serait dommage de ne pas en profiter.