Foshan, seconde moitié des années trente. Beaucoup de maîtres en arts martiaux enseignent leur style dans cette ville de Chine du Sud, et leurs disciples rencontrent souvent les élèves des autres écoles dans des compétitions amicales. Bien qu'il soit le plus doué de tous, le maître fortuné Ip Man n'enseigne pas et reste discret ; il coule des jours paisibles avec sa femme et son jeune fils, discutant de techniques de combat avec ses confrères et se livrant à des duels très occasionnels dans l'intimité de sa maison.
Soudain, c'est l'invasion de la Chine par le Japon : Foshan est dévastée, les écoles d'arts martiaux sont fermées, les survivants réduits à la misère ; Ip Man voit ses biens confisqués par l'occupant et doit travailler dans une mine de charbon pour subvenir à ses besoins. Un jour, les militaires japonais viennent chercher des volontaires pour disputer des duels contre leurs soldats en échange d'un sac de riz. Ip Man refuse mais un de ses plus chers amis se rend dans l'arène, dont il ne reviendra jamais...
Si j'aime les films d'arts martiaux en général, et depuis longtemps, il m'arrive toutefois de regretter que ceux-là tournent un peu trop souvent à un spectaculaire gratuit dont la surenchère de cascades semble faire écho à la surenchère d'effets spéciaux dans les productions hollywoodiennes. Ce n'est pas le cas ici car les chorégraphies y sont, pour leur écrasante majorité en tous cas, non seulement belles mais aussi réalistes – jugement à relativiser sachant que mon expérience dans la pratique de ces arts reste limitée – et l'extraordinaire maîtrise de Donnie Yen y est bien évidemment pour quelque chose.
Pour autant, le lecteur ne devrait pas interpréter trop au pied de la lettre le synopsis présenté ci-dessus car ce n'est en rien une histoire simpliste comme nous y ont habitué beaucoup trop de films de ce genre – genre au demeurant tout à fait respectable mais qui pèche souvent par l'absence d'idées. En effet, le scénario repose sur des faits historiques réels, dont la seconde guerre sino-japonaise de 1937, de sorte que cette histoire est surtout une représentation – à la facture pour le moins originale – de la vieille haine qui oppose les japonais aux chinois depuis toujours (1). Toute la subtilité du film et de son adaptation à son genre tiennent dans les moyens de cette représentation, à travers l'opposition des styles d'arts martiaux – karaté (discipline japonaise) vs. kung-fu (discipline chinoise) – qu'une phrase d'Ip Man pour le moins assassine vient expliquer d'une manière tout à fait inattendue : quand celui-ci rappelle que la différence majeure entre le kung-fu et le karaté tient dans le fait que le premier repose sur le confucianisme – soit une doctrine qui se base sur l'amélioration de soi pour mieux vivre avec les autres – alors que le second prend ses racines dans l'esprit foncièrement militariste et réactionnaire du Japon traditionnel – et n'est donc au final qu'une expression de cet esprit de compétition prépondérant qui a entaché une bonne partie de l'Histoire de l'archipel, à la fois à l'intérieur de ses frontières que dans ses relations avec les autres nations limitrophes.
Bien sûr, cette production étant chinoise, il y a forcément un certain parti pris – l'histoire de la Chine n'étant pas vraiment exempte d'atrocités elle-même – mais il demeure néanmoins bienvenu, tant sur les plans historique et social (pour l'illustration d'une rancune qui perdure entre deux géants économiques et industriels du Pacifique) que sur le plan narratif (pour éviter un scénario creux où les combats s'enchaînent pour le seul plaisir des yeux) ou encore sur le plan de la représentation, ici pour le moins métaphorique (à travers l'opposition des styles d'arts martiaux japonais et chinois) ce qui somme toute correspond bien aux modes de pensée asiatiques dont les langages reposent sur l'utilisation d'idéogrammes, ou plus précisément de logogrammes, c'est-à-dire d'éléments visuels au lieu de lettres – en les prédisposant donc à utiliser des images pour exprimer des idées (puisque dans ces cultures « le mot est une image ») et expliquant ainsi pourquoi leur parler est souvent très imagé : en fait, cette particularité n'a rien à voir avec quelque « poésie » que ce soit mais est bel et bien le reflet de leur tournure de pensée (2).
Pour ses aspects historiques et symboliques toujours d'actualité, tout comme pour ses immenses qualités esthétiques et métaphoriques, mais aussi pour sa parfaite adéquation à la tournure de pensée asiatique dans la facture même de la réalisation, Ip Man est une production qui se place dans la tranche supérieure du genre des films d'arts martiaux : vous ne regretterez pas d'y avoir consacré deux heures de votre temps.
(1) comme jadis la France et l'Allemagne et, encore de nos jours, Israël et la Palestine : ceci pour rappeler au lecteur que la soi-disant « mystérieuse Asie » n'est pas si éloignée de nous que ça en fin de compte.
(2) il n'est peut-être pas inutile de rappeler que le langage conditionne une grande partie des processus de pensée d'une population, ce que George Orwell a très bien démontré dans son roman 1984.
Récompenses :
- 28th Hong Kong Film Awards : Meilleur Film et Meilleure Chorégraphie
- 2nd Iron Elephant Awards : Meilleure Photographie, Meilleure Chorégraphie et Meilleur Acteur
- 2009 Fantasia Festival : Prix d'Argent : Meilleur Film Asiatique, et Prix d'Argent : Prix Gourou pour le Film le Plus Énergique du Festival
- 46th Golden Horse Film Awards : Meilleure Chorégraphie
Notes :
Ce film est une très libre adaptation d'une partie de la vie d'Ip Man (aussi appelé Yip Man), grand maître de Wing Chun qui eut de nombreux disciples dont certains devinrent célèbres, tel que Bruce Lee.
Une suite actuellement en cours de finalisation est prévue pour fin avril 2010 : ce sera le second volet d'un ensemble amené à former une trilogie ; le site officiel.