Depuis le début, si l'on regarde attentivement en arrière sur la frise chronologique de l'histoire du Cinéma, on se rend compte que malgré toutes les mutations/métamorphoses, quelles soient esthétiques, techniques, morales ou d'autres ordres, qui ont pu s'opérer dans le 7ème Art après 120 ans d'existence....ont finalement tendue vers le même objectif, le même but.
Et si toutes les formes de Cinéma, à travers les décennies, les genres en vogue et les moeurs conventionnelles propres à chaque époque, cherchaient le même objet, la même réponse ? Et si les films partageaient en fait inconsciemment un même désir fondamental ? Que montre le Cinéma depuis ses débuts si ce n'est une réalité créée ou recréée de toute pièce et qui fait toute la magie de son illusion via laquelle on se laisse consciencieusement berner à chaque fois ? Ce qu'on a vu n'a jamais été que le "fantôme" d'une réalité à l'écran. Nous avons toujours vu des fantômes au cinéma, ils sont multiformes, adorent se travestir, se maquiller, revêtir toute une ribambelle d'apparences mais cela reste toujours les mêmes fantômes. Naturellement, le Cinéma est un monde de fantômes, il l'a toujours été, cela est son essence.
Depuis les premiers spectateurs qui ont pris peur en croyant à la réalité du "fantôme" du train en gare de la Ciotat qui leur a foncé dessus à travers l'écran avant de se volatiliser dans le hors champ, Méliès qui créa les premiers fantômes avec le Fantastique en même temps que les trucages, puis les Avant-Gardistes de la Photogénie et Surréalistes des années 1920 qui ont cherché à développer la technique de la caméra pour tenter de capter/concrétiser les fantômes de l'inconscient humain sur la surface plane de l'écran ("l'Automatisme psychique pur", c'est ce qu'ils cherchaient à révéler avec le média cinématographique), en passant par l'Expressionnisme Allemand, berceau du cinéma fantastique-horrifique, Hitchcock qui fut le premier à avoir l'idée de transposer les "fantômes" des phobies humaines par l'oeil de la caméra, puis Carpenter et la relève contemporaine comme M.Night Shyamalan ou James Wan dans le cinéma d'Epouvante contemporain des années 2000-2010....il nous apparaît que Fantôme et Cinéma ont toujours été un duo inséparable, un couple fidèle filant le parfait amour sans cesse renouvelé-réincarné. Car le cinéma a toujours eu ce fantasme, cette envie de saisir l'insaisissable, d'attraper l'inattrapable, de voir l'invisible.
Le cinéma a toujours été comme une sorte de "loupe" magique, et le réalisateur un "chasseur de fantôme", un "montreur d'ombre", un grand magicien doté du don d'invoquer, de fabriquer des fantômes, d'arriver à nous les montrer et surtout nous faire croire à la réalité de ces fantômes.
Ce postulat aussi élémentaire que cette union indestructible du Fantôme et du Cinéma n'a visiblement pas échappé à David Robert Mitchell qui, âgé de 40 ans lors de la sortie du film en 2014 (début 2015 dans les salles Françaises) en a fait le coeur même. Ainsi, "It Follows" son deuxième film (après la comédie dramatique "The Myth of the American Sleepover" en 2010) est une histoire de fantôme dans tous les sens du terme, à tous les niveaux. A travers l'histoire simple de la jeune Jay, atteinte après un rapport sexuel, d'hallucinations et tombant dans la paranoïa en étant persuadée d'être suivie par des zombies, Mitchell, grand maniériste dans l'âme et le filmer, réussit un très grand tour de force en nous rappelant quelle puissance peut avoir le cinéma sur nous. "It Follows" n'est pas un film d'horreur parmi tant d'autres, noyé sous les CGI et des tonnes de monstres, l'inscription dans le genre horrifique ne sert que de prétexte au réalisateur pour dériver sur une véritable leçon de cinéma.
"It Follows" lorgne sobrement du côté du fantastique social et c'est la toute la force de l'impact qu'il a sur nous. Le film d'horreur de Mitchell nous effraie parce qu'il aborde un caractère sobre. ils ne s'agit pas de montrer des zombies en masse, le réalisateur que l'on peut clairement désigner comme un disciple de John Carpenter, Alfred Hitchcock ou encore Jacques Tourneur (à qui le réalisateur rendra clairement hommage à son film "La Féline" de 1942, avec la scène finale de la piscine) a intégrer toute l'efficacité du "suggérer plutôt que montrer" dans sa mise en scène. Pour D.R Mitchell, le plus effrayant ne se trouve pas dans ce que l'on voit mais bien plus dans ce que l'on ne vois pas, pour lui le plus effrayant dans l'horreur n'est pas la présence mais l'absence.
Tout le film va être déterminé par cette logique mécanique de "l'absence effrayante/angoissante", logique de mise en scène que le réalisateur va coller au personnage principal féminin à laquelle la caméra va se substituer, fusionner avec les sens de l'héroïne pour devenir le vecteur visuel de sa paranoïa. De cette façon, le réalisateur semble marcher dans les pas du maître du suspens dont la caméra se substituait au regard de James Stewart pour illustrer le vertige du personnage de Scottie dans l'escalier du cloché par le célèbre travelling compensé (travelling arrière + zoom) dans "Vertigo" (1962).
La caméra dans "It Follows" a deux utilités phares, si la première consiste à concrétiser visuellement l'angoisse de Jay, la seconde fonction (révélatrice) de la caméra consiste à emprisonner sa protagoniste, elle est les yeux de l'héroïne, le véhicule du flux d'angoisse et également l'instrument de son oppression physique. La caméra lui donne à voir et nous donne à voir également, elle switch entre son point de vue et le notre pour nous faire ressentir sa paranoïa de l'intérieur comme de l'extérieur, en d'autre terme elle est omnisciente.
Tout est donné dès les premières minutes du film, tout le programme du "cours" que David Robert Mitchell donne au spectateur, toutes les clés des enjeux sont identifiables dès les 10 premières minutes.
Mitchell montre aussitôt dès l'introduction le ton et l'ambiance d'angoisse et d'oppression qui vont ronger le personnage féminin avant même l'élément déclencheur. Le spectateur voit clair dans le jeu de l'oeil de la caméra dont le recours au plan général et la profondeur de plan ne trouve d'utilité que dans le rappel d'un emprisonnement spatial et mental. La perspective de paysage et la petitesse de l'héroïne dans le cadre ne sont pas porteurs d'espoir ni synonymes de liberté, au contraire, plus le cadre laisse d'espace à la jeune fille hantée de visions sordides....et plus il lui rappelle paradoxalement qu'elle est cernée. La caméra occupe pleinement la fonction de "bourreau" et la jeune Jay en est la victime, son esclave totalement à sa merci. Mitchell ne recourt aux plans d'ensemble que pour donner l'illusion, le faux espoir de liberté à sa prisonnière. Les espaces larges ont toujours dans "It Follow" l'utilité d'un piège illusoire. Plus l'espace dans lequel se trouve Jay est grand (par le plan)....et plus il renforce la tension et le malaise de l'ambiance pesante. La distance caméra-héroïne est une clé, le "thermomètre" du suspens, plus la distance se creuse, plus l'angoisse monte chez le spectateur.
La caméra est une donnée abstraite dans "It Follows", elle encercle l'héroïne, coupe court à sa liberté à la manière d'un mur invisible et prend dans le même temps l'apparence de la menace invisible qui l'accule. Ainsi au début, lorsque Jay sort en courant de chez elle, en travelling latéral, apeurée par on ne sait quoi, la caméra d'abord à côté d'elle passe en face d'elle. De la position de témoin externe, l'outil du cinéaste devient le "corps invisible", le "réceptacle" de la menace. La menace indéfinie prend corps dans la caméra pour s'avancer dangereusement vers l'adolescente en plan moyen, fixant la caméra. Mais est ce vraiment la caméra qu'elle fixe ? Ce qu'il y a derrière et qui échappe au regard du spectateur de la salle ? Ou bien le spectateur lui même ?
Il y a un tas de possibilités qui s'offrent à nous dans la réflexion autour du prisme de la paranoïa reléguée par la caméra. La façon dont Jay semble avoir peur de la caméra (ou de la menace invisible dont elle est le fantôme) pourrait tout bonnement trahir volontairement la règle du 4ème mur. Et si la paranoïa et les visions horrifiques obsédantes de l'adolescente de David Robert Mitchell ne constituait au fond qu'un ultime prétexte pour critiquer et expliciter un cinéma du Voyeurisme dans toute sa splendeur ? Un voyeurisme dont le personnage de Jay aurait justement conscience et craindrait ? Aurait on affaire à une phobie du cinéma dans le film à travers la mise en abyme de la situation du voyeur ? Car ce dont le personnage de Jay pourrait avoir peur pourrait se révéler être ceux qui sont "de l'autre côté du miroir". Jay a conscience d'être regardée à travers l'écran...mais le spectateur a-t-il lui même conscience de cette réflexion des regards, de ce croisement, ce point de rencontre, cette connexion permise par l'écran ? Nous sommes là, dans notre fauteuil dans l'obscurité de la salle à regarder un fantôme (nous avons conscience de regarder un fantôme sur un miroir), un personnage a qui le réalisateur semble avoir transmit son pouvoir de voir lui aussi les fantômes de l'autre côté de l'écran. Si l'héroïne est pour nous un fantôme (car Maika Monroe n'est pas dans le même espace temps au même moment), nous ne sommes pas dans le même espace temps que Jay qui elle aussi, "grâce à la paranoïa" nous voit comme des fantômes de l'autre côté de l'écran de son point de vue.
C'est un véritable tour de force que David Robert Mitchell a réussit à mettre en place en faisant pleinement de l'écran de cinéma le "miroir" théorisé par Christian Metz dans son ouvrage "Le Signifiant Imaginaire" (1975), et en allant même plus loin en doublant la dimension symbolique de ce miroir qui ne s'applique plus seulement au spectateur mais aux personnages même dans les films.
L'exemple le plus fort (qui en est la parfaite illustration) est bien entendu la séquence ou Jay et Hugh sont au cinéma et que la caméra cadre en plan rapproché fixe, assis dans la salle. A ce moment là, le réalisateur a réalisé la prouesse de faire communiquer les deux réalités parallèles, de faire "discuter" les spectateurs regardant "It Follows" ainsi que le couple d'adolescents. Spectateurs réels et fictifs "dialoguent" en phase grâce à l'alignement parfait des deux écrans de cinéma, des deux miroirs invisibles l'un pour l'autre mais pourtant bien en face. Le spectateur de cinéma voit à travers le film...d'autres spectateurs de cinéma, son parfait reflet "indirectement direct". Les spectateurs de l'un sont le film de l'autre et vice versa (à ce moment, Jay et Hugh jouent justement à un jeu ou il s'agit de se "projeter dans une autre personne"; lorsque Jay dit à son petit ami qu'elle se projette dans "la fille qui a la robe jaune", ceux ci se retourne et Hugh lui dit "je la vois pas"; à ce moment là le champ-contrechamp nous montre un siège vide, comme si le personnage avait vu un "fantôme", à ce moment là, il aurait pu s'agir d'une des spectatrice de l'espace extérieur au film). L'exploit du réalisateur est d'arriver à jouer avec une remarquable habilité avec tous les miroirs dans un ping pong de reflets et des projections.
Pour ce qui est du voyeurisme, David.R Mitchell semble là encore reprendre tout le génie d'Alfred Hitchcock avec "Fenêtre sur cour" (1954). L'affinité qu' "It Follows" entretient avec le film d'Hitchcock est d'autant plus grande que le réalisateur reprend le motif central du film 60 ans après à savoir celui de la fenêtre. Dans "It Follows", Mitchell "fétichise" presque les vitres, les fenêtres et toutes sortes de cadres. Le motif du film est bien la fenêtre. Si le Cinéma a été rapproché du miroir, il a également été rapproché du motif de la fenêtre, une fenêtre donnant sur un autre monde, une autre dimension parallèle.
Le Cinéma chez David Robert Mitchell serait donc en "couple" avec plusieurs amantes.Il y aurait le couple Cinéma/Fantôme, le couple Cinéma/Miroir et celui du Cinéma et de la fenêtre. La Fiction chez Mitchell, se trouve toujours "à la fenêtre", quelque soit la nature de cette fenêtre. Comme c'est le cas chez Alfred Hitchcock, ici le motif de la fenêtre est toujours lié à des comportements et situations relevant du voyeurisme (et encore une fois à tous les niveaux, en dehors du film comme en son sein). De base, le spectateur de cinéma est un voyeur. Dans "It Follows", le spectateur voyeur regarde d'autres spectateurs voyeurs via la mise en abyme. C'est simple, lorsqu'au début du film, Jay se baigne dans la piscine de son jardin, le spectateur la regarde déjà allongée dans l'eau en contre plongée (au sens propre comme au figuré), avant de laisser la place à d'autres petits voyeurs regardant par dessus la haie leur jolie voisine se baigner sensuellement. A cet instant, la jeune fille répond (avant que la caméra ne nous fasse découvrir les curieux) "Je vous ai vu". Mais à qui s'adressait-elle en réalité ? A nous ou bien aux petits garçons derrière la haie ? Cette réplique pourrait là encore laisser trahir de la part du personnage féminin une conscience d'être regardée, autrement dit une conscience de la caméra qui lui serait pourtant interdite dans sa position de personnage de fiction-fantôme joué par une actrice absente de l'espace temps des spectateurs de "l'autre côté du miroir".
Et continuellement, le film entretient la question du voyeur, du fantasme et de son objets; l'équation est la suivante : voyeur-projection-fantasme-fantôme.
Nous sommes des voyeurs du film et les personnages dans la "bulle" du film sont des voyeurs à leur façon.
Nous nous sommes donc bel et bien rendu compte que le film brouillait les frontières de l'imaginaire et du rationnel, celles de l'espace spectateurs et fiction, celle du réel et du fantastique, du vrai et du faux (le film tant à "fantômatiser ses personnages"...qui sont déjà des fantômes sur l'écran, par exemple lors de la séquence sur la plage au milieu du film, Mitchell montre d'abord au spectateur qui en sait plus que les personnages, un zombie s'approchant de Jay par derrière et après ça alors que nous sommes en plein moment de tension et d'incertitude, il nous montre une fille se baignant, floutée par la caméra dans la profondeur du plan; nous croyons qu'il s'agit là encore d'une hallucination de Jay mais lorsque l'on entend finalement la fille parler: "vous venez ?", la caméra montre en plan moyen la bande d'amis et un transat vide, nous avons cru à la réalité du fantôme, nous avons été paranoïaque en même temps que le personnage). Ce brouillage, cette porosité des frontières indistinctes et floues amène Mitchell a additionner/emboîter les projections les unes dans les autres. La thématique de la paranoïa de l'adolescente accablée de visions cauchemardesques amènent la question même du film dans le film. Le spectateur devant "It Follows" regarde un personnage qui délire (?), qui "se fait des films".
Cependant, les visions de Jay lui sont propres et inaccessibles pour sa soeur et ses amis. La protagoniste est donc terrifiée par ses visions subjectives. Mais le fait qu'elle soit la seule à voir ces zombies morts vivants posent des questions.
En effet, avec le film, David Robert Mitchell a donné sa vision subjective à travers la caméra, le point de vue subjectif du réalisateur s'objectivise pour le spectateur qui va lui même projeter sa subjectivité à l'écran. Une subjectivité spectatorielle dans laquelle le personnage que voit le spectateur...est la seule à voir des choses. Donc dans le film même, nous avons un personnage qui projette sa subjectivité, subjectivité puisque Jay est la seule à "voir", pour les autres, l'objet de ses visions demeure inaccessible, comme Cole Sear, le personnage du petit garçon de "Sixième Sens" de M.Night Shyamalan (1999) capable de voir les fantômes. La paranoïa serait donc une sorte de cinéma en soit ? C'est la question-noyau que pose bel et bien "It Follows". La paranoïaque serait donc une spectatrice avec sa subjectivité. Ainsi le film semble parcouru par les théories d'Edgar Morin dans "Le Cinéma ou l'Homme Imaginaire" (1956) selon lesquelles l'idée principale que le cinéma et le psychisme de l'homme sont semblables et que le cinéma est un révélateur de l'esprit humain.
La fiction est elle dans la réalité ? La réalité est elle dans la fiction ? David Robert Mitchell n'y apportera pas de réponse car les questions qu'il a posées avec "It Follows" demeurent sans et n'ont jamais cherché à en trouver. Les obsessions paranoïaques de Jay ont étés faites pour servir de tremplin à une immense réflexion sur le cinéma et sa profondeur en tant que miroir, reflet, fenêtre, fantômes et autres. En tous cas si l'écran de cinéma est une "fenêtre", pour D.R Mitchell, la fiction est à la fenêtre.