Exercice de style critique : vanter les mérites d’un film qui ne vous plait pas. Il ne faut pas y voir une opportunité purement rhétorique consistant à travailler son sens de l’antithèse, mais bien de se retrouver face à un curieux fossé séparant la forme du fond.
Expliquons-nous.
Le cinéma d’Elia Suleiman est non seulement virtuose, mais aussi intensément réflexif. Les déambulations de son personnage font de lui un témoin muet doté d’une capacité hors norme à voir ce qui l’entoure, sorte de Persan sorti tout droit de chez Montesquieu qui poserait sur le monde un regard intense, lucide et néanmoins bienveillant. Attentif aux scènes les plus communes, il fait de chaque détail un ressort signifiant, accordant la même précision maniaque au son qu’à l’image. Là où des policiers traquent à la jumelle le forfait dans un cadre restreint, lui jouit de cette capacité à embrasser un plan large et omniscient. Passé au filtre de sa singularité, le monde s’en trouve instantanément poétisé, les allées et venues se métamorphosant en chorégraphies, les rituels en comédies, les villes en tableaux déserts où la seule présence d’un passant deviendra une scénette stylisée.
La répétition est ainsi le cœur dynamique de l’écriture : un geste réitéré fait sens par l’harmonie qu’il confère à la séquence, ou provoque le rire par la vanité qu’il souligne. Sous le regard de Suleiman, la terre tourne, la ville bourdonne, les humains sont des fonctions (le touriste asiatique, le piéton, le flic, le clochard, le militaire…), des figurants d’un ballet scruté avec une distance qui semble en sublimer l’absurdité.
Car le cinéaste ne se contente pas d’esthétiser les lieux qu’il arpente. La dimension politique de son œuvre impose, discrètement, une mélodie qui s’impose constamment, que ce soit dans une voiture qui passe à l’arrière de laquelle des passagers ont les yeux bandés, un tank qui arpente les rues de Paris, la satire des américains sur-armés ou la pudibonderie qui fait la chasse aux femmes dénudées dans Central Park. Le regard pétille d’une certaine malice qui jubile à se passer de mots ou d’un récit pour asseoir ses dénonciations, à l’exception de cette scène amusante et très méta dans laquelle un producteur français décline le financement de son film en lui expliquant qu’il n’est « pas assez Palestinien » et « pourrait se passer n’importe où ».
Une déclaration d’intention explicite sur l’ambition d’un cinéma averbal, universel, sorte de conte philosophique dénué de sa dimension narrative.
Un tel relevé de toutes les qualités de l’œuvre suffirait amplement à lui octroyer une note plus que généreuse. Mais de la même manière que notre bonhomme oblitère volontairement tout discours au profit d’une image artificialisée à outrance, l’émotion peut ne trouver aucun chemin jusqu’à moi.
Les parallèles évidents qu’on peut faire entre Suleiman et Tati dont le Playtime me laissa de marbre me confrontent à la même impasse : une admiration indéniable de la forme se heurtant à une indifférence polie quant aux émotions. Comme si, paradoxe ultime, j’avais besoin de la facticité suprême d’un récit et de personnages pour réellement y accéder. A méditer.